
Brève histoire du bateau comme vaisseau de l'imaginaire dans la mode
Quand les maisons de luxe prennent le large
08 Mai 2025
Des barques pastels de Prada aux gondoles de Gucci, les bateaux sont des symboles récurrents dans les campagnes de mode. Ces embarcations, qu’elles flottent paisiblement sur des eaux calmes ou qu’elles voguent sur des océans tumultueux, deviennent des métaphores puissantes. Plus qu'un simple motif visuel, le bateau est à la fois le témoin d’une maîtrise parfaite du temps, comme un navire voguant avec précision sur une mer infinie, et le symbole de l’abandon au flot des choses. Dans l'univers du luxe, où chaque détail est soigneusement orchestré, le bateau offre un échappatoire, un lieu de rêverie, une promesse de nouveaux horizons.
En 1997, Prada faisait déjà du bateau, le motif central de sa campagne automne-hiver, immortalisée par le britannique Glen Luchford. Devant l’objectif, la mannequin Amber Valetta semble fuir le chaos en arrière plan à bord d’une barque de fortune. Tournée sur un Tibre privatisé pour l’occasion, la campagne dégage une tension dramatique, à l’image des coulisses de ce shooting de grande envergure. Deux décennies plus tard, le motif réapparaît dans un contexte bien différent. Photographiée par Oliver Hadlee Pearch, sous la direction artistique de Ferdinando Verderi, la série de photographies met en scène un casting de rêve. Tour à tour, Hunter Schafer, Julia Nobis, Kendall Jenner, Lina Zhang ou encore Troye Sivan prennent place dans des barques aux tons pastels, sur une mer à peine ridée. L’horizon ? Inexistant. L’eau et le ciel ne forment qu’un. Dépouillée de ses rames, la barque devient un symbole d’abandon, de liberté extrême. En choisissant la barque, forme la plus élémentaire du bateau, la maison italienne crée un contraste saisissant avec les silhouettes, tantôt minimalistes, tantôt sophistiquées. Comme un vaisseau, la mode nous entraîne vers des ailleurs insoupçonnés.
Avant d’envahir les campagnes, les maisons — Lanvin et Patou en tête — avaient déjà investi les paquebots du siècle dernier, cherchant à séduire une clientèle fortunée en partance pour le soleil. Rapidement, des boutiques ont commencé à s’implanter sur les côtes des stations balnéaires les plus prisées. Le temps d’une escale de quelques heures ou durant un séjour prolongé, ces boutiques, pour la plupart uniquement ouvertes durant la saison estivale, proposaient des pièces adaptées au tourisme de luxe. Pourtant, l’appelation "collection croisière" n’émerge que dans les années 1990. Aujourd’hui, elle ne renvoie plus à un vestiaire maritime, mais à un état d’esprit nomade. Karl Lagarfeld en offre une lecture spectaculaire en 2018, pour la collection croisière 2019 de Chanel : un paquebot grandeur nature est reconstitué sous la nef du Grand Palais. À son bord, près d’une centaine de passagères arborant des pièces inspirées du vestiaire marin, où les emblèmes de la maison se mêlent à l’imaginaire nautique. À la fin du défilé, les invités s’empressent de monter à bord de cette prouesse technique, répondant littéralement à cette "invitation au voyage". Autre embarquement remarquable : celui orchestré par Jacquemus pour son défilé Le Chouchou au château de Versailles. Installés dans les barques du Grand Canal, devenues premier rang d’un show grandiose, les invités regardent, paisibles, les mannequins fouler le gazon du parc historique. Dior, quant à elle, pousse l’expérience encore plus loin avec son Dior Spa Cruise, un bateau dédié au bien-être au cœur de Paris — ville dont le blason est justement un navire.
Même l’horloger suisse Rolex convoque le bateau comme motif central. Symbole d’évasion maîtrisée, le navire devient ici métaphore d’une précision absolue, conjuguée au rêve du grand large. Chez Louis Vuitton, le voyage prend les airs de croisière de luxe. Pour sa campagne Pre-Fall 2025, la maison surfe sur une esthétique old money. À l’opposé de la barque sobre de Prada ou de celle de Jacquemus, Vuitton retrouve les origines fastueuses des collections croisières, destinées à accompagner les élites vers les plus beaux rivages. La campagne, placardée dans les rues, devient une vitrine accessible d’un luxe réservé à quelques-uns. En 2020 pourtant, Vuitton optait pour une approche plus onirique. Réalisée par Viviane Sassen, la campagne À la poursuite du rêve mettait en scène des enfants dans des tableaux aux accents surréalistes. Parmi eux, un bateau en papier XXL ou la célèbre malle changée en vaisseau d’exploration imaginaire.
Chez Gucci, le motif du bateau charrie d’autres références, notamment liturgiques. Dans la campagne croisière 2019, rebaptisée Gucci Gothic, Alessandro Michele convoque l’imagerie biblique de l’Arche de Noé. Capturée par Glen Luchford — encore lui — cette série de visuels met en scène la construction du navire, l’embarquement des animaux et la cohabitation à bord. On y aperçoit également Ève croquant la pomme, autre figure iconique détournée avec humour. Plus poétique, la gondole vénitienne revient régulièrement chez Gucci, clin d’oeil aux racines italiennes de la maison. Dans la campagne Utopian Fantasy, imaginée par l’artiste-peintre numérique Ignasi Monreal, la barque quitte les paisibles canaux de la cité des Doges pour un océan peuplé de créatures étranges. La gondole réapparaît aussi dans une campagne lunettes, où les mannequins jouent les touristes d’un jour. Entre odyssée imaginaire et escapade bien réelle, le bateau permet aux marques d’embarquer le public dans leur univers. Biblique, luxueuse ou modeste, chaque embarcation ouvre une parenthèse hors du temps. Tandis que Chanel jette l’ancre sur les rives du lac de Côme pour sa collection croisière, et que Gucci hisse les voiles dans une campagne bercée par le vent, une question subsiste : vers quel horizon voguerons-nous cet été ?