
Ce que le Balenciaga de Demna a apporté à la mode française
Retour sur un mandat de 10 ans qui changera à jamais l'ADN de la maison
14 Mars 2025
Hier, après quelques semaines de spéculations, de chuchotements et de prédictions à tout va, le petit monde potinier sur les bords de la mode découvrait enfin l’identité de celui qui allait reprendre les rênes de la direction créative de Gucci après le départ anticipé de Sabato De Sarno. Pourtant, loin d’avoir poussé un soupir de soulagement, les initiés ont plutôt crié au scandale, et pour cause: c’est Demna, directeur artistique de Balenciaga depuis 2015, qui sera à la tête de la maison florentine. Ce déplacement chez Gucci ne sera pas sans conséquence, pas seulement en matière de mode, d’esthétique et de réinvention de la marque, mais aussi en terme d'impact sur le turbulent mercato de la mode. Car bien que certains créateurs décident parfois de diviser leur travail et de superviser les collections de plusieurs maisons à la fois, ce n’est pas le cas de Demna, qui a annoncé par conséquent son départ de chez Balenciaga après 10 ans de bons et loyaux services. Successeur d'Alexander Wang et de Nicolas Ghesquière, Demna aura réussi pendant cette décennie à s'approprier la marque et à l'associer à une esthétique qui lui est propre, désormais indissociable de la maison Balenciaga. Même s’il nous reste quelques mois avant que le créateur géorgien ne prenne officiellement ses fonctions chez Gucci (chez qui il fera ses débuts en juin) et ne salue à jamais la maison espagnole, faisons un rapide rewind de ce que Demna aura apporté à Balenciaga, et ce que ce Balenciaga aura amené au monde de la mode et la scène fashion française.
Si l’on pense à Balenciaga et à ses premières heures, quand son créateur Cristobal tissait fil par fil ce qui allait en devenir l’ADN et la colonne vertébrale, on remarque que les choses ont bien changé. De 1968 à 2025, entre changements d’époques, de directeurs créatifs et d’esthétique, Balenciaga est passée de Maison de couture élitiste et perfectionniste aux lignes sérieuses à une maison faisant l’apologie du streetwear, l'élevant à un niveau de luxe sans précédant et le portant parfois même jusqu’au statut de couture. En témoignent par exemple les fameux t-shirts de la collection Pre-fall 25, décorés à la façon de produits merch destinés aux fans des stars de la culture pop des têtes de ses ambassadrices. « Cristobal est en train de se retourner dans sa tombe », dit un utilisateur de X, allant même jusqu'à parler de manque de respect envers le fondateur qui voulait d’ailleurs que la maison ferme ses portes à sa mort afin d’éviter que son esthétique, son héritage et sa réputation ne soient dérivées en sa défaveur. Même si les avis diverges, il est vrai qu’on ne peut s’empêcher de penser à monsieur Balenciaga et le coup au coeur qu’il aurait s’il voyait la dernière collection en date (peut-être la dernière collection tout court) de Demna, la FW25 de Balenciaga. En effet, les survêtements, les doudounes sans manche dignes des “Lacostes-tn” les plus téméraires ou encore les énormes et longues doudounes semblables à celles des entraîneurs de foot ne pourraient être plus éloignés des silhouettes élégantes du Balenciaga des débuts, ou même du Balenciaga plus rangé de Nicolas Ghesquière.
Talk about cultural appropriation… Cristobal Balenciaga is turning in his grave right now! These ppl don’t respect the artist if they did they wouldn’t even bother wearing it cause he wanted this shit to stay closed down after his death. https://t.co/4lkaktJuLP
— Supreme (@Krowcity) February 28, 2025
Mais mise à part cette collection catastrophique, Demna aura toutefois réussi à amener chez Balenciaga un vent frais et revigorant de nouveauté et de créativité, en proposant des silhouettes géométriques, avant-gardes et innovantes, souvent noires mais parfois tintées de couleurs que l’on associera par la suite presque automatiquement à Balenciaga comme le bleu électrique, le vert fluo ou encore le rose de son sac Cagole. Demna aura également apporté à l’industrie de la diversité et de la nouveauté dans son approche aux campagnes, à la publicité, mais surtout aux égéries. Les visages du Balenciaga de Demna, en dehors de celui de Kim Kardashian qui est tout l’opposé de l’inclusion et de la diversité, sont des visages emprunts de vécus, avec Isabelle Huppert et Michele Yeoh qui peuplent les campagne et les tapis rouges de vêtements Balenciaga depuis des années. Si Cristobal Balenciaga appelait ses muses et ses mannequins “les monstres”, les empêchaient de sourire, de regarder le public, et d’être d’une quelconque manière visibles, en faisant d’elles un simple support pour le vêtement, Demna, quant-à-lui, aura fait tout le contraire au court de ses 10 dernières années. Mise à part la fameuse campagne problématique dans laquelle la marque avait habillé des enfants d’accessoires à caractère BDSM, qui a coûté beaucoup à la maison et à la réputation du créateur, ce dernier aura toutefois présenté des campagnes simples et épurées mais marquantes à la fois. Fin janvier, Balenciaga présentait par exemple sa dernière campagne en date, avec en vedette Paris Hilton et son téléphone à clapet, Alessandra Ambrosio, Amber Valletta ou encore Claudia Schiffer, à travers des images de paparazzi du début des années 2000, modifiées numériquement pour intégrer son sac Le City d'aujourd'hui. Déjà en 2018 pour la collection printemps-été, Demna élaborait pour Balenciaga une mise en scène digne d’un oscar, dans une campagne à travers laquelle les mannequins semblaient en plein exode, en courant et se cachant le visage pour fuir à l’objectif menaçant et curieux des photographes. En décembre 2024, c’était à travers l’objectif de l'Iphone de Demna que la campagne pre-fall 2025 était présentée, cachée en partie par son doigt de boomer maladroit devant la caméra, démontrant qu’un peu de spontanéité vaut parfois mieux qu’une grosse production à la recherche de la perfection.
Mais revenons-en à nos moutons, ceux qui nous intéressent le plus et sont au cœur du travail effectué par le créateur au cours de ce mandat de 10 ans: les vêtements. En plus de sa gentrification du streetwear, en amenant notamment sur le podium des collaborations avec Adidas, Porsche et plus récemment avec Puma, ou des collections comme la pre-fall 2024 dans laquelle on retrouve de véritables vêtements de sport, il a également participé à la “technologisation” de la mode, ou la “fashionisation” de la technologie selon les points de vue. Après l’organisation d’un défilé virtuel en 2020 afin de contrer la pandémie et ses restrictions, le passeport numérique pour vêtements ou encore toute une collection de sweat-shirts et pulls à capuches dotés d’une puce électronique permettant à celui qui le porte d’écouter une sélection des chansons préférées de Demna, celui-ci s’alliait en juillet dernier à Apple. Pas de pulls décorés du logo de la pomme au programme (comme il avait déjà sorti en 2022), mais bien une collaboration technologique présentant une application de calcul spatial pour Apple Vision Pro, le dernier casque de réalité mixte lancé par la marque californienne. Les utilisateurs qui ont réussi à s’en procurer un modèle pouvaient donc ainsi revivre le défilé du printemps 2025, présenté à Shanghai en mai dernier, de manière immersive et avec la possibilité de changer le scénario de fond.
Entre ses robes/serviettes de bains, ses sacs poubelles en guise de sac, ses crocs à talons, l’ensemble de jogging rouge d’Isabelle Huppert à la mostra de Venise ou encore la combinaison cagoule de Kim Kardashian, Demna aura changé à tout jamais l’histoire et l’ADN de la maison Balenciaga, n’en déplaise aux plus conservateurs. Mais alors qu’est-ce qu’il pourrait bien apporter à Gucci? Après le bref passage de Sabato De Sarno raté peut-on dire, la maison Florentine va avoir besoin d’un grand coup de pouce pour revenir en force. Et bien que le long mandat de Demna chez Balenciaga fut une réussite à plusieurs niveaux, pas sûr que la patte du créateur soit la plus adaptée à l’héritage de Gucci. Qui sait, peut-être que nos attentes basses seront contrebalancées par une bonne surprise. On le découvrira en juin prochain.