
Chercher la profondeur dans la légèreté, entretien avec Pauline Dujancourt Écouter les signes et faire confiance aux oiseaux comme manifeste créatif
Comme un oiseau qui quitte son nid, la designer de mode française Pauline Dujancourt et sa marque éponyme ont décidément pris leur envol à coups d’ailes décidés, filant droit, mettant ainsi relativement peu de temps avant d’atterrir sur les podiums de la Fashion Week de Londres. Issue de l’école Duperré de Paris, Pauline Dujancourt a également fait un détour par New York, chez Alexander Wang, avant de mettre le cap sur le Grand Brouillard, où elle a travaillé chez Simone Rocha. Des déplacements qui, bien loin de lui faire perdre ses plumes, lui ont donné les bagages nécessaires pour l’arrivée fulminante à la création de sa propre marque, une marque qui réussit à donner à la laine et la maille la légèreté d’une plume, dans une poésie visuelle sous le signe des oiseaux. Pour connaître un peu plus l’univers et l’histoire de cette artiste en plein envol, nous avons échangé avec la créatrice, celle qui, à elle seule, représente la France à la Fashion Week de Londres, toujours en toute légèreté.
Tout commence en effet à Paris pour Pauline, qui très vite toutefois trouvera en la capitale anglaise, un terrain de création fertile, qui, non sans efforts et en plein Brexit, a fini par l’accueillir à bras ouverts: « J'ai fait un peu moins d'un an chez Alexander Wang. C'était mon premier job de designer. Après, je suis revenue à Londres, où j’ai travaillé pour Simone Rochas pour qui je faisais beaucoup de maille à la main, le crochet de tissage dans plein de choses et je travaillais principalement pour elles sur des pièces de défilé. Ensuite j’ai donné un coup de main niveau techniques commerciales, comprendre comment on pouvait adapter certains designs à une production friendly. La plus grosse mission que j'ai eue pour elle toutefois a duré quatre ans pratiquement, et elle était de gérer toute la maille en tant que consultante. La même période, j’ai créé ma marque, et j’ai commencé à travailler pour Rejina Pyo, qui est une marque coréenne basée à Londres. Pour elle, je devais développer toute la maille, c'était la première fois que j'avais un job qui n'était pas juste dans le design, il fallait que je dessine les collections et que je travaille avec un prix en tête, que je communique avec les usines, que je gère la production, le développement ,etc. Ça m'a vraiment professionnalisé. J'ai énormément appris sur le tas et je pense qu’inconsciemment, ça m'a très très bien préparé pour lancer ma marque.»
Au coeur de Londres, armée de sa formation mi-française mi-british, Dujancourt a donc commencé à apporter à la mode européenne sa patte métisse, incrustée d'inspirations venant d'ici et d'ailleurs. « Paris m’a amené cette passion du savoir faire. Je suis très minutieuse, perfectionniste, et je pense que ce côté vient de la façon dont la mode est approchée en France. On nous y apprend ce côté couture, savoir-faire, petite main dans les ateliers, belle finition, beau drapé, elle nous donne ce regard perçant sur le tombé, le choix des tissus. Londres, d’un autre côté, m'a vraiment donné une libération créative majeure, une exploration du produit plus spontanée. On crée d’abord et on voit ensuite. Ce sont deux approches différentes, mais qui se complètent. » explique-t-elle.
Bien que le décollage de Paris à Londres de Dujancourt soit désormais bien en marche, il a bien sûr d'abord fallu passer par plusieurs phases d'envolée, en prenant de la hauteur un mètre après l'autre. « Il y a d’abord eu évidemment la création de ma marque, avec le défilé de fin d’étude à la Central Saint Martin, présenté tandis que je terminais mon master de spécialité en maille. Le défilé a engendré une première commande, une première approche de la presse et des acheteurs. C’est ce premier contact qui m’a donné l’impulsion et m’a poussée à créer ma marque, la présenter en showroom. Ce qui a vraiment propulsé la marque en revanche est arrivé un an après, lorsque la collection SS24 à été achetée par cinq Dover Street Market, ce qui m’a forcément poussée en termes de production, de quantité, mais aussi en visibilité. Il a donc fallu que nous engagions plus de personnes sur la production, j’ai dû créer un système pour déléguer etc. » explique la designer.
Le troisième tournant dans la vie de Pauline Dujancourt, la marque comme la personne, est arrivé quelques mois après encore, lorsqu’elle atteint la finale du prix LVMH : « Nous arrivons en février 2024, tandis que nous étions encore une toute petite marque, je travaillais encore dans un tout petit studio sans fenêtre que je partageais avec un autre designer. Tout d’un coup, je me suis retrouvée propulsée sur le devant de la scène grâce au prix LVMH. Il y a clairement eu un avant et un après. Nous sommes passés d’une équipe de cinq à Bercy avec quelques clients au Japon à une équipe de onze. Tout d’un coup, on m’offrait un studio pour créer, j’ai dû monter une équipe, organiser ma première présentation. Nous avons commencé par une présentation à la Fashion Week de Londres pour la SS25 sans styliste, sans casting director, présentée quatre jours après la finale du prix LVMH.»
« Je pense que le fait d’être seule dans une pièce et de parler à 200, 300 personnes pendant 48h de sa marque et parfois en 30 secondes, parfois en quinze minutes, est un excellent exercice dans le sens où ça vous oblige, même inconsciemment, à aller droit au but, à savoir quels sont les points clés qu'il faut absolument communiquer si l’on n'a que 30 secondes. Ça m'a vraiment forcé à synthétiser tous les propos en quelques points, ce qui me différencie des autres, etc. Ça a été une vraie formation médiatique pour moi. Ça m'a rappelé quelles sont mes vraies valeurs et quelle est ma ligne directrice, quoi qu'il arrive, et je pense que peut être qu'inconsciemment, c’est une chose que j'applique aussi aujourd’hui quand je dessine les collections » continue-t-elle.
Malgré ces changements, ces leçons et ces apprentissages, une chose est toutefois restée la même chez Pauline, une chose qui lui est propre et qui part de son histoire personnelle : l’art de manier comme personne la maille : « Comme beaucoup d'enfants, j'étais très proche de ma grand-mère. Mes grands-parents étaient des gens très modestes, mon grand-père, qui travaillait dans une usine, ramenait plein de chutes de tissus à ma grand-mère qui était extrêmement douée et cousait tous les vêtements de ma famille. Elle avait six enfants, c'était donc assez impressionnant de voir la quantité de patrons qu'elle développait. En tant qu'enfant, quand j'allais la voir elle me montrait comment tricoter, comment coudre, crocheter. C'est quelque chose que j'ai beaucoup aimé développer parce que c'était un peu mon truc à moi, que je partageais avec elle. Elle est décédée quand j'étais enfant, j'ai donc assez vite perdu ce rapport à la maille. Et quand j'ai commencé mes études à Duperré, je n’étais pas très tentée par une formation tricot, mais j'avais absolument envie de draper. »
« Je trouvais la maille trop lourde, un peu vieillote. Puis petit à petit, je me suis remise à faire un peu de crochet et puis un petit peu de tricot » continue-t-elle. « En arrivant chez Simone Rochas, au début, je faisais beaucoup de macramé car toute l'histoire qui s’articulait autour de son show à l’époque se prêtait énormément à ce genre de technique. En voyant mon book et mes oeuvres en crochet, c’est elle qui m’a proposé de m’essayer au tricot pour la deuxième saison et au fur et à mesure que je m'y remettais, je me disais mais oui, évidemment qu'en fait j'adore cette technique, c'est juste que j'avais un peu d’a priori dessus. Une fois le covid arrivé, je me suis retrouvée chez moi, entourée de livres anciens sur le tricot et le crochet, j’avais à disposition des aiguilles et du fil, et je me suis dit que c’était le moment de m’y remettre complètement. »
« Au moment où tout a réouvert après la quarantaine, j'étais complètement sûre de ce que je voulais faire. Au lieu de voir la laine et le tricot comme lourd et vieillot, je me suis demandée comment je pourrais le présenter de manière légère et innovante, en y apportant le mouvement du drapé, toutes ces choses qui me plaisent et que j’utilise dans mon approche à la création. Tout ce paradoxe m'a servi comme point d'inspiration. Le point de départ de ma marque, c’est justement de jouer sur les volumes, mixer les techniques. »
Des techniques mixées certes, mais toutes précises et précieuses, fragilisées par une matière qui, bien qu'elle soit associée à la lourdeur et à la ténacité, est exploitée, comme l'a expliqué Pauline, de façon légère, maniée par des mains expertes et attentives. « D'une certaine manière, c'est un vrai challenge de travailler à la main, parce que la question du temps et de la complexité de la production entre en jeu. Avant même de créer ma marque, je travaillais déjà avec un collectif de femmes au Pérou. Nous avons un bureau central à Lima géré par des dames qui ont l'habitude de travailler avec des marques. Elles ont donc le calendrier de la mode en tête, elles savent comment l’industrie fonctionne et en même temps elles travaillent depuis leurs maisons, sachant que beaucoup vivent loin de Lima et ont des enfants à charge. On travaille donc avec plein de femmes à l'autre bout du monde qui s'occupent à la fois de leurs enfants et de leur foyer et qui gagnent en même temps leur indépendance grâce au salaire qu'elles reçoivent en tricotant. »
Au-delà de s’entourer de femmes dans son travail, Pauline Dujancourt en tire aussi son inspiration : « Je crée énormément sur la base d’une histoire que je raconte, l’histoire d’un personnage, d’une femme en particulier. Ma première collection présentée à Londres d’ailleurs a été inspirée directement de ma grand-mère. Souvent, mes collections partent d’une chanson. Je pars de ce qu’elle m’inspire et puis j’y ajoute les couleurs, je réfléchis au point de vue que j’aimerais développer, à la technique qui va guider la collection. De là je commence à faire plusieurs petits échantillons sur lesquels je me base pour faire mes modifications, ajouter du fil, retirer du coton etc. Une fois que j'ai mes couleurs, mes points, mes fils et mes tissus, je commence à draper.» explique Dujancourt. « Évidemment, partir du 3D prend plus de temps, mais quand je peux, je préfère procéder de cette façon, ensuite, je dessine. Les croquis sont pour moi est un peu comme un carnet de brouillon où je lance toutes mes idées. J’ai toujours un milliard de dessins que personne ne comprend, je les fais surtout pour me souvenir de mes idées pour ensuite les retravailler et les présenter au reste de l’équipe. »
« Les femmes que j'habille et avec qui je collabore sont pour moi des symboles d'oiseaux. Je suis passionnée par cet animal, qui au-delà de l'esthétique, est un symbole de liberté. Il est vital pour moi que les femmes soient indépendantes. Pendant longtemps, les techniques dites "domestiques" comme le tricot ou la couture n'ont pas été valorisées. Pourtant, ce sont des femmes extrêmement talentueuses qui créent des vêtements complexes sans l'aide de personne. C’est cette idée que je défends : une femme peut acquérir son indépendance grâce à son talent et sa technique. Sans cette autonomie, elle est comme un oiseau qui ne peut pas voler. J'ai même dédié une collection à ce thème, Winnie Can’t Fly, pour évoquer cette absence de liberté lorsque l'indépendance manque. » précise Dujancourt.
« Mon destin s'est parfois joué sur des signes. Après mon diplôme à la Central Saint Martins, il a fallu lancer la marque, faire face à la montagne que représentait mon premier showroom à Paris. J'étais seule, épuisée, stressée. Durant ce séjour, j'ai rêvé de ma grand-mère, ce qui ne m'était pas arrivé depuis très longtemps. Le lendemain, de retour à Londres, j'ai trouvé une perruche blanche et bleue sur le trottoir, à dix minutes de chez moi. Elle semblait mourante. Je l'ai ramassée pour qu'elle puisse au moins finir ses jours au chaud. Mais après une nuit chez moi, elle s'est mise à voler partout, en pleine forme. Cette histoire est devenue le cœur de ma collection SS24. C'est cette collection qui a réellement lancé ma carrière et qui a été achetée par Dover Street Market. Pour moi, c'était le signe de ma grand-mère et la confirmation que j'étais sur la bonne voie » continue-t-elle.
La bonne voie, une voie désormais toute tracée, droite, directe, guidée par le vol d'un oiseau de bon augure semblerait-t-il. « Si je devais donner un conseil aux créateurs qui débutent, ce serait de trouver leur propre force et de pousser leur singularité jusqu'au bout. Au début, on me disait "Tu ne pourras jamais bâtir un business sur le tricot, ça va faire mémère, ce ne sera pas fashion". J'ai foncé tête baissée. Les difficultés et les limites deviennent souvent des sources d'inspiration. Aujourd'hui, j'ai organisé toute la structure de ma marque autour de ce savoir-faire. Nos meilleurs stagiaires en tricot deviennent nos freelances. Je bâtis un réseau de tricoteuses en France, au Royaume-Uni et au Pérou. Je suis créative dans mes collections, mais je dois l'être aussi dans mon "business plan". L'idée est de rester fidèle à son socle : il y aura toujours de la maille, du tricot main et du crochet dans mes collections. Même si la marque grandit et s'ouvre à des pièces produites en machine pour plus de fluidité, l'ADN restera immuable.» Qui sait, peut-être que l'ouverture éthique et créative qui anime Pauline Dujancourt la portera vers d'autres horizons, toujours plus lointains et variés. Ce que l'on espère en tout cas, c'est que la profondeur qu'elle trouve dans la légèreté continuera de la faire s'envoler toujours plus haut.
























