Rencontre avec le duo derrière LiFE DESiGN, les bâches humoristiques qui ont conquis la mode « À l’ère de l’IA, les gens vont commencer à désirer les erreurs »

Vous savez que vous faites les choses de la bonne manière lorsque Simon Porte Jacquemus repartage votre oeuvre sur son compte Instagram personnel, que l’équipe de Kiko Kostadinov glisse dans vos DM pour vous demander la leur, que KidSuper s'empare de la sienne directement dans la rue ou encore que Tyler, the Creator l’a repartage dans sa story Amis Proches. Ce fut le cas pour les bâches humoristiques apparues à Paris pendant la Fashion Week. Créées par LiFE DESiGN, une marque de streetwear, des bâches arborant des messages de félicitations comme « Philippines is proud of uuu », adressée aux célébrités de la mode, parfois accompagnés de photos qui ne correspondent même pas à la personne célébrée (Wes Anderson devient Jonathan Anderson, Macaulay Culkin en Jacquemus) sont apparues comme des petits pâquerettes dans les rues de Paris et d'ailleurs il y a quelques semaines. Aussitôt aperçues aussitôt filmées, elles n'ont pas manqué de faire le tour des réseaux sociaux. Afin de comprendre cet engouement et cet humour décalé, nous avons discuté avec les cerveaux derrière ces bâches 

L’idée est née il y a deux ans, alors que les fondateurs étaient coincés dans les embouteillages à Manille et ont remarqué les bâches omniprésentes accrochées devant les maisons célébrant des étapes importantes comme l’obtention du diplôme ou les résultats d’examen. « Je me suis dit, ‘Je me fiche de Maribeth, je ne connais pas Maribeth.’ Mais si c’était le cas ? » raconte Xylk (prononcé silk), un des fondateurs. C'est exactement ce moment qui a déclenché la création de la toute première bâche LiFE DESiGN. Leur premier essai mettait à l’honneur Martine Rose : « Ce serait hilarant si quelqu’un à Manille félicitait Martine Rose pour une collection exceptionnelle. Alors on l’a fait. Le timing était bon car elle venait de gagner le prix de Designer de Mode Masculine de l’année au Royaume-Uni, donc surfer sur cette dynamique était la clé de l’impact en ligne. » Ça a fonctionné. Martine l’a repartagé en story, en déclarant qu’elle aime les Philippines, marquant ainsi la première reconnaissance du projet dans l’industrie.

LiFE DESiGN a été fondée par Xylk — alias Pigo le Nigo Pinoy, LiFE DESiGNER numéro 1 — né à Manille et élevé à Toronto. Pour lui, la marque est un défi ludique qui lui rappelle ses débuts dans la publicité. « J’ai étudié la publicité pendant un an mais j’ai abandonné après le deuxième semestre pour me consacrer à la musique. En 2017, j’étais dans un groupe et on s’apprêtait à sortir notre album. Fleasayo était costumier et artiste visuel/filmique que je respectais et avec qui je voulais travailler, alors je l’ai contacté pour lui proposer de tourner tous les clips de l’album en Europe. On a lancé un Kickstarter pour le projet et on a emmené 10 membres du groupe et amis pour voyager en Europe avec nous pendant deux semaines. Après ça, Flea est parti en Amérique et on a perdu le contact pendant plusieurs années, jusqu’en 2021. »

Fleasayo — alias Flearell, LiFE DESiGNER numéro 2 — a des racines nigérianes et a grandi à Toronto. « J’ai d’abord étudié le business, mais quand j’ai appris que j’allais devenir père, quelque chose a changé. J’ai quitté l’école et décidé de devenir le Nick Knight du ghetto. J’ai fondé une agence créative. J’ai appris auprès d’un vieux tailleur qui confectionnait des uniformes pour l’armée colombienne. J’ai fini par rencontrer Xylk via iNNERGii. Je voulais le numéro d’une fille de son groupe. Quand j’ai demandé, elle m’a dit qu’elle ne me le donnerait que si je venais à son concert ; c’est là que j’ai rencontré Xylk. Je n’ai jamais eu son numéro… » explique-t-il. On pourrait appeler ça de l’art public temporaire. « C’est du graffiti amusant, un tatouage temporaire pour la rue. C’est devenu un jeu de trouver les meilleurs spots à forte visibilité et avec le bon trafic. Et le mieux dans tout ça, c’est que quand on dépose nos bâches, les gens commencent à les chercher et les ramènent chez eux. On est un peu devenus les Banksy philippins. » Leur collaboration a été provoquée par le contraste : « Ce qui m’a poussé à collaborer avec Xylk, c’est un moment de contraste. Mon crew de l’époque l’a snobé sans même savoir qui il était. J’ai toujours été attiré par ce qui est mal compris, ce qui est rejeté ; car souvent, il y a une sorte de pureté enfantine dans ces espaces. Quelque chose de vrai que la plupart craignent, ignorent ou ne voient pas. Mais pour moi, c’est là que réside notre essence. »

Au fond, LiFE DESiGN célèbre la culture philippine. Cet humour fou, cette sincérité discrète, et ce chaos créatif, réunis. « Ces bâches font partie de cette culture. Hilarantes, kitsch, un peu moqueuses ou un peu sérieuses, » expliquent-ils. « C’est humain. » Et cette humanité est, selon eux, particulièrement précieuse aujourd’hui. « À l’ère de l’IA, où tout est ‘parfaitement’ généré et poli, je pense que ce qui rendra les humains humains, ce ne sont pas les émotions ou les expressions, mais la capacité à se tromper. » Cet espace de l’absurde intentionnel et de l’imperfection, c’est là que LiFE DESiGN évolue, pas seulement comme marque, mais comme philosophie artistique qui embrasse les défauts, l’amusement et le fait de ne pas tout prendre au sérieux. Dans une interview à RollingStone Philippines, Xylk résume : « Dans le monde occidental, les Philippins sont réduits à trois clichés : karaoké, jeepneys et Manny Pacquiao, » dit-il. « Ah oui, et les infirmiers. Voilà les cases dans lesquelles les Blancs nous enferment, non ? Et je pense que notre culture est complexe, à multiples facettes, et je veux le refléter dans notre travail. » Il ajoute : « Si le Japon est connu pour son artisanat, et les Européens pour ce qu’ils appellent ‘l’élégance’, alors les Philippins devraient pouvoir conquérir le territoire de l’amusement et de l’humour. On aime juste vraiment s’amuser. »

Alors que dit la réaction du monde au travail de LiFE DESiGN sur la mode actuelle ? « C’est génial de voir que dans ces petites expositions de nos idées, des gens du monde entier y réagissent et sont touchés. Je pense que c’est encore plus important que les gens aux Philippines voient que leur culture est appréciée au plus haut niveau de la mode, du streetwear et de la culture occidentale. C’est une relation symbiotique que LiFE DESiGN veut créer. À l’ère de l’IA, les gens vont commencer à désirer les erreurs. Ça montre à quel point ce qu’on propose est recherché. » C’est très simple : dans un monde cynique, parfois, tout ce dont on a besoin, c’est un peu de fun.