
Rencontre avec Solène Lescouët, la créatrice la plus rock’n’roll de la scène mode parisienne Portrait d'une jeune créative qui réussit à faire rimer couture avec contre-culture
Dans l’univers de Solène Lescouët, le vêtement ne se contente pas d’habiller : il incarne, suggère et raconte. Diplômée de l’atelier Chardon-Savard de Paris, formée chez Chanel et Lanvin, la créatrice a choisi de quitter les sentiers balisés du luxe traditionnel pour créer son propre langage textile. Nourrie très tôt par le cinéma — et notamment Dracula de Francis Ford Coppola — elle imagine une mode dramatique, habitée, où chaque silhouette devient un personnage de fiction. Rencontre avec une créatrice pour qui le vêtement est moins une parure qu’un manifeste.
Avant la mode, les premiers émois de Solène Lescouët sont d’abord pour le cinéma. Elle affirme que le septième art est sa « première grande émotion esthétique ». « Très jeune, Dracula de Francis Ford Coppola m’a bouleversée. C’est une oeuvre où chaque détail raconte quelque chose, et c’est exactement ce que j’essaie de faire dans mes collections » continue-t-elle. C’est plus précisément le cinéma gothique qui la touche car il donne souvent à voir « des métamorphoses, des figures marginales, une certaine forme de beauté étrange » — autant d’éléments largement honorés dans son travail. Elle confie aimer « les contrastes forts, le romantisme noir, les silhouettes qui évoquent autant le fantasme que la peur. » Une esthétique forte, certes, mais surtout un langage émotionnel puissant.
Du cinéma à la scène, il n’y a qu’un pas pour cette créatrice qui conçoit chacune de ses silhouettes comme un personnage de fiction. « Le costume de scène me permet d’aller encore plus loin dans l’expression parce qu’on est dans la représentation, dans la fiction assumée. Ce qui m’intéresse dans le costume, c’est qu’il ne s’agit pas simplement d’habiller un corps, mais de traduire une identité, une intention, une émotion. » Elle ne conçoit pas ses vêtements comme de simples objets utilitaires mais comme des fragments d’histoire, des manifestes personnels. « Porter un de mes vêtements, ce n’est pas juste s’habiller, c’est affirmer quelque chose, entrer dans une posture, un état d’être ». Sorte de "poésie textile", la mode de Solène Lescouët injecte une bonne dose de drama dans le quotidien avec « des épaules XXL, des plissés exagérés, des accessoires théâtraux ». Pour les plus petits budgets, la créatrice a récemment développé les choker-collerettes — dérivé de sa pièce signature — personnalisables avec les fins de rouleaux de son atelier parisien. Elle établit ainsi un lien direct avec ses clients, effaçant la distance qui sépare traditionnellement les créateurs du reste du monde.
Du défilé à la rue, des coulisses à la scène, du rituel à la trivialité du quotidien, les vêtements de Solène Lescouët se situent dans un entre-deux qu’elle a volontairement mis en scène lors de la présentation de sa dernière collection, Crimson Lovers, un hommage appuyé au film Dracula qui l'a tant inspirée. En mêlant les mannequins à la foule, la créatrice a décidé de brouiller les frontières, plongeant son public dans une interrogation collective : « À quel moment commence la performance ? Qui regarde qui ? ». En une fraction de seconde — un ajustement de lumière, un changement de rythme — les mannequins retrouvent un catwalk improvisé, formé spontanément par la foule qui s’écarte. Des passants curieux se pressent à la vitrine pour apercevoir ce qui, d’ordinaire, est réservé à un public trié sur le volet. Avec ce défilé, la créatrice abolit une nouvelle frontière entre la mode et le reste du monde. En décloisonnant, elle parvient à créer un show fédérateur. Cette liberté se retrouve aussi dans l’aspect non-genré de la marque, qui cherche avant tout à « habiller des attitudes ». Pour la créatrice, « la binarité vestimentaire est aujourd’hui dépassée, surtout quand on sait à quel point les normes ont été construites historiquement pour contrôler et limiter l’expression de chacun ». Elle défend une approche inclusive : « laisser les gens libres de s’approprier une pièce, qu’elle soit une immense collerette, une jupe structurée ou une veste brodée. Ouvrir un espace où la sensibilité, la force, la douceur, la provocation peuvent coexister, quel que soit le genre — ou l’absence de genre — de la personne qui porte le vêtement ». Un message éminemment politique à l’heure où les semaines de la mode séparent toujours les collections dites féminines de celles dites masculines.
Si les vêtements restent majoritairement classés par genre, les marques n’hésitent plus à puiser dans le vestiaire de figures longtemps marginalisées. Une démocratisation dont la créatrice se réjouit, tout en alertant sur les dérives possibles de ce phénomène : « Le fait que des esthétiques autrefois marginalisées soient aujourd’hui reprises dans des sphères plus grand public montre qu’il y a une envie collective de ré-enchanter le réel, de bousculer les normes, de jouer avec les identités. C’est réjouissant, car cela traduit une forme d’ouverture, d’un désir de liberté visuelle. Mais il faut rester vigilant. Quand une esthétique longtemps portée par des communautés marginalisées devient une tendance, il y a toujours un risque d’effacement ou de récupération. Le cirque, c’est aussi l’histoire des corps en marge, des monstres sublimes, des existences qui défient la norme ». Comme d’autres femmes avant elle, Solène Lescouët a choisi la voie de l’indépendance en fondant sa propre marque, qui plus est, éponyme. Une route semée d’embuches, où il faut parfois en faire « deux fois plus pour être prise au sérieux ». « Je me suis imposée en créant ma propre place, tout simplement parce qu’on ne me l’a pas offerte. Comme beaucoup de femmes, j’ai vite compris que les postes de direction artistique restaient majoritairement occupés par des hommes. Alors plutôt que d’attendre une reconnaissance qui tarde à venir, j’ai décidé de fonder ma propre marque. C’est une manière de reprendre le pouvoir sur mon récit, d’exister sans devoir correspondre à une attente masculine ou institutionnelle », affirme-t-elle.
C’est dans les ateliers de la Ville de Paris que toute la créativité de Solène s’exprime. Cette pièce, plus qu’un simple lieu de travail, est un lieu à elle, délimité, à la fois fermé et ouvert sur le monde. Un véritable laboratoire dans lequel elle façonne ses silhouettes. Preuve, s’il en fallait une, que les femmes ont besoin — comme l’avait déjà théorisé Virginia Woolf au siècle dernier — d’une pièce à elles : « Je suis ici depuis septembre 2024. Je n’ai jamais travaillé autant que depuis ces six mois ». À son tour, elle espère que son parcours « ouvrira la voie à d’autres femmes qui veulent se libérer et s’affirmer pleinement ». En empruntant au costume, au cinéma, au théâtre, Solène Lescouët redonne au vêtement sa part de mystère et de puissance narrative. Sa marque, à la fois manifeste et terrain de jeu, bouscule les normes esthétiques et sociales. Elle offre un espace de projection, d’émotion et d’affirmation, pour celles et ceux qui n’entrent dans aucune case.

























