
Rencontre avec Dominique Ropion, le nez derrière certains des plus grands parfums de notre époque Portrait d'un alchimiste du parfum qui compose l'invisible avec rigueur et créativité
Vous ne le savez peut-être pas, mais un élément lie de manière intrinsèque les parfums Alien de Thierry Mugler, La Vie est Belle de Lancôme, L’Interdit de Givenchy, Lady Million de Paco Rabanne ou encore Acqua di Gioia de Giorgio Armani. Et cet élément ne concerne ni les familles olfactives, ni les notes de tête, de cœur ou de fond de toutes ces fragrances qui resteront gravées dans la mémoire de bien des amateurs de parfum. Il s'agit de l’esprit — ou plutôt du nez — auquel on doit leur création : le maître-parfumeur Dominique Ropion. Du jasmin sambac d’Alien au patchouli sucré de L’Interdit, en passant par l’iris épicé de La Vie est Belle, le parfumeur Français n’en est plus à un succès près. C’est précisément ce dont nous avons parlé lors de notre rencontre dans le magasin de son ami et collaborateur Frédéric Malle, avec lequel il a d’ailleurs signé un autre best-seller en 2010, Portrait of a Lady. En toute humilité et avec une grande sagesse, Dominique Ropion nous a parlé non seulement de ses succès, mais aussi de son parcours, de ce qui fait un bon parfum — et un bon parfumeur —, de l'équilibre entre science, règles et créativité, et bien plus encore. Voici donc, non pas le portrait of a lady, mais bien le portrait d’un alchimiste du parfum, d’un des plus grands nez de notre génération, qui, à défaut d'avoir choisi ce destin, a été choisi par la parfumerie— et qui continue aujourd'hui à embaumer nos vies, une note après l'autre.
Né dans une famille passionnée d’art et de culture, Dominique Ropion se prend de passion dès son plus jeune âge pour une forme d’expression bien particulière : la parfumerie. Un peu comme Obélix tombé dans la marmite de potion magique, Dominique tombe la tête la première dans un monde fait d'élixirs magiques eux aussi, alors que sa mère travaille au service du personnel chez Roure, grand fabricant suisse d’arômes et de parfums.« À l’époque, les parfumeurs étaient perchés sur un piédestal encore plus haut qu’aujourd'hui. C’étaient des personnes inatteignables. Dans l'entreprise, vous aviez les parfumeurs... et puis le reste du monde. Pendant mes études de physique, j’ai eu l’occasion de faire un stage au service recherche de Roure. Un étudiant destiné à intégrer l'école de parfumerie — extrêmement prestigieuse — s’est désisté à la dernière minute. L'institution a alors demandé aux quelques stagiaires présents si l'un d'entre eux souhaitait tenter sa chance. » raconte-t-il. C’est donc presque par hasard, à travers une succession d’événements fortuits, que la carrière de Dominique Ropion débute. Pourtant, au fil de la discussion, on comprend très vite qu'il ne s’agit ni de hasard ni de chance, mais bien d’une vocation, nourrie par un travail assidu et constant.
« J'ai toujours aimé l’art, la physique... mais surtout l’olfaction. Sentir. Quand j'étais petit, je sentais tout. C'était quelque chose de très important pour moi, qui m'appartenait », continue le parfumeur. « J'ai vu cette opportunité comme une chance unique de travailler dans un domaine artistique avec un matériau qui m'était cher, que je ressentais profondément. » Un domaine artistique certes, mais régi par des règles strictes. « C'est un travail très méticuleux, mais pas scientifique. La science intervient en amont : elle permet de découvrir de nouvelles matières premières, de nouveaux procédés d’extraction, de nouvelles molécules. Mais le métier de parfumeur est purement artistique — avec des règles. Si vous avez des idées mais ne connaissez pas la partie réglementée, vous ne pourrez rien en faire. C’est comme un musicien : s’il a de l'inspiration mais ignore le solfège, il restera muet. Ces outils sont essentiels. C'est ce qui doit forger le parfumeur pendant sa formation. Respecter la réglementation ne fera pas forcément de vous un génie, mais vous permettra de composer un parfum convenable, solide. »
Mais quelles sont concrètement ces règles ? Quel est ce processus qui permet de créer un parfum cohérent ? « Tout part d'une idée de base, d'un brief, plus ou moins précis, confié à un parfumeur déjà formé et riche en idées. À partir de ce brief, il propose une première création, qu’il adapte ensuite. Cela devient très vite concret, car un parfum, ça se sent plus que ça ne se décrit. Surtout sachant que les visions olfactives varient selon les personnalités : chacun associe les odeurs à ses propres émotions. » Car oui, ce n'est ni notre odeur naturelle ni le PH de notre peau qui modifie un parfum et comment on le reçoit, mais bien notre perception émotionnelle. « Pour une même senteur, deux personnes n’auront jamais la même réaction. Le parfum est filtré à travers un mélange complexe de goûts personnels, de souvenirs, d'habitudes, d’enfance » Alors, dans cet univers aussi subjectif, qu’est-ce qui fait qu’un parfum sort du lot ? « Ce qui fait qu'un parfum est remarquable, c'est son identité. Qu'importe le style ou le créateur, un parfum qui se démarque vraiment est un parfum unique. C’est la définition même d’un bon parfum, qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas. » explique monsieur Ropion.
Quand nous lui posons la même question, mais cette fois sur le parfumeur, Dominique Ropion répond sans hésiter : « Un bon parfumeur est un parfumeur bien formé et très patient. Il faut d'abord maîtriser la technique avant même de penser à la créativité. Sans technique, on n’arrive à rien. Cela passe par l’étude, par le décryptage des grands classiques — comprendre comment Shalimar fonctionne, comment les parfums Chanel sont bâtis, les imiter pour apprendre, comprendre ce qui nous plaît ou non, et s’approprier les outils. Comme un artiste qui imite de grands peintres pour s'entraîner. Mais, contrairement à un peintre, le parfumeur doit travailler sans émotion au début : son travail est esthétique, pas sentimental. » Simone de Beauvoir disait que l’on ne naît pas femme mais qu’on le devient, et s'il y a bien une chose que cette conversation avec Dominique Ropion nous a appris, c'est qu’on ne naît pas nez non plus. Même avec les meilleures prédispositions, devenir parfumeur exige précision, discipline, pratique, et surtout, énormément de travail. La sensibilité artistique est une base nécessaire, mais seule la rigueur permet de forger un grand créateur — et pourquoi pas, un génie olfactif comme monsieur Ropion, qui continue d'emplir nos narines, et les étagères de nos salles de bain de fragrances où l’équilibre, la subtilité et l’élégance se conjuguent à la perfection.



























