
Il est temps de repenser les musées
La surpopulation a transformé l'expérience culturelle et mis en péril la préservation de l'art.
18 Avril 2025
Le Louvre est le musée le plus visité et l’un des plus importants au monde. Chaque année, sur la rive droite, dans le 1er arrondissement, environ 8 millions de personnes traversent la Hall Napoléon pour admirer l’art qui couvre des siècles d’histoire de l’humanité. Pourtant, lorsqu’il a été rénové dans les années 80, le musée avait été conçu pour accueillir seulement 4 millions de visiteurs par an, soit moins de la moitié de l’affluence actuelle. C’est pourquoi, comme l’a déclaré Laurence des Cars, directrice du Louvre, dans une interview au Guardian, « visiter le musée est devenu un “calvaire physique” à cause de la foule de touristes ». Les problèmes sont nombreux : trop de monde, peu d’espaces pour se reposer, des toilettes insuffisantes et une signalisation dépassée. C’est également un problème de sécurité, comme l’ont souligné de nombreux visiteurs interrogés par le Guardian, affirmant que « on a l’impression que le personnel est là plus pour indiquer le chemin que pour protéger les œuvres ».
Cette situation a poussé le président français Emmanuel Macron à annoncer qu’un billet spécial avec une entrée dédiée serait mis en place pour voir la Joconde, tandis que la ministre de la Culture Rachida Dati a décidé d’augmenter les prix des billets pour les visiteurs non européens. Bien sûr, ce n’est pas qu’une question économique, car les fonds nécessaires pour restaurer et rendre le Louvre plus accessible ne manquent pas : d’un côté, le musée a financé des projets internationaux importants – comme le Louvre d’Abou Dhabi et le centre minier de Lens – mais le site principal n’a pas connu de révision structurelle significative depuis des décennies, contribuant ainsi à la confusion actuelle. Malheureusement, le Louvre n’est pas le seul musée à faire face à des situations difficiles. Le secteur muséal a été gravement touché par la pandémie de Covid-19, mais la reprise n’a pas été la même pour tous. Certains musées ont connu un véritable “effet rebond” en termes de fréquentation, mais cela a entraîné des problèmes d’organisation et de structure similaires à ceux du Louvre.
Un exemple est celui des Uffizi, qui ont accueilli 5 millions de visiteurs en 2023, devenant ainsi le musée le plus visité d’Italie. Ce chiffre impressionnant a toutefois causé de nombreux désagréments à la ville, déjà en proie à l’overtourism, ainsi qu’aux visiteurs eux-mêmes, contraints de faire de longues files d’attente dans une organisation défaillante. Pour résoudre ce problème, le nouveau directeur de la Galerie, Simone Verde, a introduit des ouvertures en soirée réservées exclusivement aux résidents de Florence. De plus, les billets et dépliants ont été numérisés – une initiative déjà lancée sous la direction d’Eike Schmidt – pour fluidifier et faciliter la visite grâce aux réservations en ligne. Même les Musées du Vatican, deuxièmes après le Louvre avec 6 millions de visiteurs par an, doivent faire face au problème de l’overtourism. La directrice Barbara Jatta, cependant, a une opinion différente sur la question. Comme le rapporte La Repubblica, Jatta affirme que « l’overtourism n’est pas une calamité ». Pour elle, les grands flux touristiques ne sont pas seulement un problème, mais une opportunité, et l’expérience artistique passe avant tout par les touristes. « Nous devons prendre conscience que ce n’est plus une élite qui s’occupe de l’art, de l’histoire et de notre héritage. Et nous devons agir en conséquence », a-t-elle déclaré. Les grandes vagues de tourisme doivent donc être régulées, avec des horaires d’ouverture prolongés et de nouveaux parcours créés grâce à la collaboration entre experts informatiques, agents d’accueil et responsables muséaux.
Ces problèmes de surfréquentation et de gestion suscitent une réflexion sur la véritable fonction du musée aujourd’hui : est-il encore une institution consacrée au savoir et à l’art, ou devient-il simplement un parc d’attractions où les œuvres sont exposées pour être photographiées ? Mark Fisher, philosophe anglais, aborde cette question dans son essai Realism Capitaliste. Selon lui, le problème réside dans le musée lui-même et dans la manière dont les œuvres d’art y sont archivées dans des espaces institutionnalisés. Fisher affirme que « le Guernica de Picasso – autrefois cri de douleur contre les atrocités fascistes – est maintenant un tableau comme un autre à accrocher au mur [et] le tableau ne peut prétendre à un statut iconique que s’il est dépouillé de tout contexte ou fonction ». Placé dans un contexte capitaliste comme le nôtre, le musée ne “produit” rien de nouveau, et finit même par nous priver d’une véritable préservation du passé. « Une culture qui se contente de se préserver elle-même n’est pas une culture », ajoute le philosophe. Se promener dans un musée, entre les couloirs abritant des milliers d’œuvres venues du monde entier et de toutes les époques, c’est comme marcher dans un vaisseau spatial à la Predator, où des milliers d’objets sont « privés de toute vitalité » et présentés au consommateur-spectateur.
Tourists density on the first floor of the Louvre recovered from geo-tags of Instagram photos. Source: https://t.co/Se1Zlw9H0w pic.twitter.com/6uB19plMIw
— Aleksey Tikhonov (@altsoph) January 12, 2020
Aujourd’hui, comme l’écrit Fisher, nous sommes en plein « carnaval cosmopolitique des dieux, costumes et arts [où] le spectateur jouisseur et itinérant » a remplacé la participation et l’engagement par une réception aseptisée du produit. Le musée, en tant que lieu de conservation des œuvres, reste fondamental, mais en 2025, face aux innombrables problèmes liés à la marchandisation des œuvres et du musée lui-même, il est nécessaire de repenser l’espace. Le musée ne doit pas seulement conserver et exposer l’art, mais aussi stimuler un renouveau créatif, afin d’éviter de devenir un immense entrepôt rempli de files infinies de visiteurs-magasiniers, comme le redoutait Fisher.