Cinq films pour raconter l'arrivée de Yorgos Lanthimos à Hollywood
De Dogtooth à Kinds of Kindness
11 Juin 2024
Avec Kinds of Kindness, le réalisateur et scénariste grec Yorgos Lanthimos retourne à ses racines. Il abandonne la popularité de Pauvres créatures!, œuvre qui lui a valu le Lion d’or à la Mostra de Venise en 2023 et qui a offert à sa muse Emma Stone sa deuxième statuette aux Oscars, pour renouer avec un cinéma qui l’appelle du passé et qui en revient. La raison en est simple : les retrouvailles entre l’auteur et Efthymis Filippou, scénariste de confiance avec qui Lanthimos a fait ses premiers pas, portant à l’écran les films qui, un à un, l’auraient mené à la notoriété. Bien que peu de gens savent peut-être que la carrière du réalisateur a commencé en 2001 avec une comédie improbable intitulée O kalyteros mou filos - en grec, Mon meilleur ami - c’est avec Kinetta en 2005 qu’il a commencé son ascension, écrivant aux côtés de Yorgos Kakanakis, attendant quatre ans avant de démarrer son partenariat avec Filippou, pour le début du scénariste avec Dogtooth. La magie - ou la folie, diront certains - avait opérée. Dans la coïncidence d’un surréalisme extatique et immobile, où la fixité se répercute dans le texte, dans le jeu d'acteur et dans les relations entre les personnages, de la rencontre de ces deux esprits indéchiffrables naît un cinéma que l’on aime et que l’on déteste. Et que parfois on aime détester et que l'on déteste aimer.
Cinq films, jusqu’au triptyque Kinds of Kindness, pour définir la vision artistique et expressive de deux artistes qui ont porté la Grèce jusqu’au sommet d’Hollywood. Un recueil pour cerner la poétique du duo et également mettre en lumière Efthymis Filippou. Un scénariste qui, s'il a vu son comparse briller même avec des films écrits séparément - comme La Favorite et, justement, Pauvres créatures!, scénarisés avec un autre génie comme Tony McNamara - mériterait tout autant d’être reconnu pour un bijou d’écriture tel que Miserere, œuvre de 2018 du réalisateur Babis Makridis racontant l'histoire d'un homme addict au besoin de tristesse. Mais c’est une toute autre histoire.
Dogtooth (2009)
Nous sommes en 2009 et Yorgos Lanthimos arrive au festival de Cannes. Non seulement il arrive, mais il remporte le prix du meilleur film de la section Un certain regard. Son film est un univers, l'un des nombreux qu’il construira tout au long de sa carrière. Le micro-univers de Dogtooth, co-écrit avec la plume métaphysique de Filippou, est le périmètre d’une maison, le noyau d’une famille, une petite prison dans laquelle les membres eux-mêmes ne savent pas qu’ils sont enfermés (du moins pas tous) et dans laquelle ils sont cloîtrés selon des règles et des impératifs qui ne correspondent pas aux règles et aux impératifs du reste de la société. Mère, père, filles et fils sont les seuls membres d’une communauté qui leur est propre et, s'agissant d'une juridiction distincte, agissent en conséquence. Pour dicter chaque critère, les mots justes sont nécessaires, mots justes qui se trouvent au coeur d’une histoire dans laquelle les co-scénaristes créent un univers totalement à part, où l’eau, la nourriture, la fête, la danse, les chaussures, les dents ne correspondent pas à l’eau, à la nourriture, à la fête, à la danse, aux chaussures et aux dents auxquelles se réfèrent les autres. Dogtooth établit son propre dictionnaire et ses auteurs aussi, pour un film qui les installe durablement dans le paysage cinématographique. Les personnages utilisent leur propre vocabulaire qui, à sa manière, est le même que celui utilisé par Lanthimos et Filippou pour décrire leur cinéma. Un film qui est une déclaration programmatique, une vision d’auteur à accrocher au mur.
Alps (2011)
Presque treize ans plut tôt, mais de toutes les oeuvres de la filmographie de Lanthimos, sans surprise toujours en collaboration avec Efthymis Filippou, Alps est l’œuvre qui se rapproche le plus de Kind of Kindness, surtout dans le deuxième épisode du film divisé en chapitres. La substitution, l’autre que soi, le remplissage d’un vide par quelque chose d’irréel sont les fils conducteurs qui relient les films et qui ont montré en 2011 avec Alps à quel point tous les personnages dans les films du réalisateur grec ne sont que des masques. Des rôles que, souvent, les gens s’auto-attribuent ou, lorsqu’ils sont imposés d’en haut, ont toujours une tâche à accomplir. Dans Alps quatre personnes montent une société pour remplacer ceux qui sont décédés et que leurs proches veulent encore avoir auprès d’eux. Un métier d’identification - qui, là encore, rejoint le célèbre court-métrage de Lanthimos Nimic, néologisme qui combine justement mimésis des gestes d’autrui et maniaquerie (“maniac”). Le langage est la forme la plus pure et immédiate de la mimésis, le fait devenir des personnages (ou des personnes réelles, peu importe) en perdant ce qui nous était propre. Pour cela, à la fin du film, la protagoniste sera incapable de se retrouver, presque incapable de se reconnaître, étant restée trop longtemps coincée dans le rôle de quelqu’un d’autre, au point d’avoir oublié qui elle est vraiment.
The Lobster (2015)
Si le langage est un thème majeur dans la filmographie de Yorgos Lanthimos, il l'est également lorsqu'il se décline en celui de l'amour, qui possède des canons et des expressions qui lui sont propres, surtout lorsque, comme dans le cas de l'œuvre mettant en scène Colin Farrell et Rachel Weisz, il tente de pallier une autre problématique majeure de l'être humain : la solitude. Dans un hôtel excentrique où tout est immuable et codifié, les clients disposent d'un temps limité pour trouver l'âme sœur avant de devenir des animaux. Nous sommes dans un futur dystopique où il est interdit d'être célibataire et où les gens sont obligés de chercher la personne avec laquelle ils souhaitent passer leur vie en quarante-cinq jours. S'assurer de la trouver est la seule chose qui les sauvera - d'un certain point de vue, s'ils trouvent l'amour ou s'ils cessent enfin de le pourchasser. Silencieuse et déséquilibrée, la relation entre les protagonistes de The Lobster est dysfonctionnelle, même lorsque l'étincelle se produit enfin, tout comme cela se passe entre les œuvres de Lanthimos/Filippou et le public. À la tension de la mort, déclinée dans la formule "rien ne se crée, rien ne se détruit, tout se transforme" (en l'occurrence, des personnes humaines en variante animale), s'oppose un éros qui ne cesse de sidérer les personnages (de l'impossibilité de la masturbation à l'excitation brusquement amortie) et qui rend encore plus aliénants les lendemains imaginés par le duo. C'est loufoque, c'est extravagant, c'est même parfois subversif. C'est un excellent exemple de la façon dont leur écriture fonctionne en procédant par oppositions et frictions.
Mise à mort du cerfs sacré (2017)
S'il s'était déjà ouvert au star system hollywoodien avec The Lobster, Yorgos Lanthimos s'y plonge complètement avec Le Sacrifice du cerf sacré, faisant coup double entre la confirmation de grands visages désireux de travailler avec le réalisateur (Nicole Kidman) et la découverte de nouvelles stars comme Barry Keoghan (qui a pourtant déjà douze films, certes moins connus, à son actif). Efthymis Filippou et son réalisateur se sont inspirés de leurs racines, de la culture de leur pays qui a donné naissance à la mythologie grecque et que le duo s'est approprié, a détourné, modifié, générant la sienne. Le sacrifice du cerf sacré est une réinterprétation d'Iphigénie à Aulis, c'est un jeu pervers fait de dynamiques familiales et de rapports de pouvoir (revenant ainsi à Dogtooth). C'est le mélange du malaise épidermique que le cinéma de Lanthimos sait générer et de son escamotage pour mieux plonger dans l'abîme de l'humain. La famille Murphy commence à se désagréger et seul un acte de foi - qui s'apparente souvent à un acte de folie - peut les sauver. Le langage (encore lui) du classicisme entre en conflit avec la modernité pour donner naissance à de nouvelles légendes et donc, à des monstres. Commence ainsi une certaine contestation contre deux auteurs aussi provocateurs et antithétiques, porteurs d'un cinéma qui n'est pas forcément ouvert ou accessible au public.
Kinds of kindness (2024)
Yorgos Lanthimos a fait cavalier seul (ou presque), exploré les voies de l'industrie hollywoodienne (La Favorite et Pauvres Créatures!), et s'est perdu dans la possibilité d'imaginer un cinéma néanmoins excessif, bruyant et tordu, mais plus accessible et appétissant pour le grand public. Pour ce faire, il avait à ses côtés Tony McNamara, dérangé comme il se doit, plus irrévérencieux que métaphysique, mais toujours excitant dans la possibilité de narrer des histoires voraces et déstabilisantes. Mais après les aventures de Bella Baxter, le retour aux sources est peut-être la seule chose raisonnable à faire, le bon virage pour nous rappeler qui est Yorgos Lanthimos et avec qui, d'une certaine manière, nous aurons toujours à faire.
Kinds of Kindness, avec lequel le réalisateur retrouve Efthymis Filippou après sept ans, est une composition de trois moyens métrages qui communiquent entre eux et remettent sur pied les métaphores fermées mais pas totalement inaccessibles du duo de scénaristes. Il y a des sous-textes et des sous-textes de sous-textes. Il y a les mêmes acteurs qui jouent plusieurs personnages - Jesse Plemons ayant obtenu le prix d'interprétation masculine à Cannes - et un retour à l'émerveillement que suscitaient les premières œuvres de Lanthimos. La confusion n'est qu'une illusion, car le réalisateur et le scénariste maîtrisent la situation. Et c'est de l'amour en tant qu'autorité qui gère et régule les relations que traitent les épisodes de Kinds of Kindness. Des histoires de personnes (peu) ordinaires et de sentiments uniques, comme la combinaison bizarre et très humaine de la vision des deux auteurs.