
Le nouveau rôle des conservateurs et chercheurs d'archives de mode expliqué Entre éthique, expertise technique et activation créative, comment la conservation repense le futur du vêtement
Dans l'industrie de la mode et au-delà, on peut dire que les archives sont de véritables reliques. Certains les considèrent comme intouchables, d'autres à l'inverse pensent qu'elles servent à réécrire l'histoire, comme par exemple Kim Kardashian qui avait ouvert un fameux débat en portant (et en abîmant) une robe ayant appartenu à Marylin Monroe au Met Gala en 2022. Bien que les deux écoles présentent des arguments qui tiennent debout, une chose est sûre : les pièces d'archives de mode ne constituent pas un musée figé, mais bien une bibliothèque vivante et un moteur de réinvention pour le futur. C'est de cette conviction qu'est né The Red Mannequin, le laboratoire de recherche et de narration fondé par le styliste Alessandro Ferrari.
Pour le styliste et directeur artistique, l'archive est une quête incessante, nourrie d'une soif de redécouvrir la mode comme un terrain d'expérimentation plutôt que de simple consommation. « Pour trouver des pièces d’archives, je cherche partout, chez des revendeurs, dans des stocks anciens, dans le vintage et les marchés aux puces, voire dans des endroits inattendus. En général, j’adore chiner et faire de la recherche : cela fait partie de mon travail, aussi bien comme passion que comme styliste mode freelance. Ce qui compte, c’est d'avoir l’œil. »
Derrière l'excitation de la trouvaille se cache une rigueur technique et une intuition aiguisée, comme nous l'explique Alessandro. Déterminer la valeur d'une pièce n'est pas seulement une question de marque ou de date, il faut surtout en comprendre la construction, les étiquettes, les tissus et les situer dans la chronologie d'un créateur. « Dater une pièce est une affaire technique, mais avec le temps, c’est devenu intuitif : on finit par comprendre immédiatement la valeur d’un vêtement. Je fais beaucoup de recherches sur les défilés passés pour voir si je peux retrouver exactement la pièce qui m’attire, ou une similaire. » Même les pièces oubliées, celles sans étiquette ou datant d'une époque méconnue, portent un enseignement, un fragment de l'histoire des matériaux et des méthodes : « Parfois, la marque ou la date comptent peu dans mes recherches : les pièces vintage utilisent des tissus et des matières différents, et je les trouve tout simplement intéressantes. On peut apprendre quelque chose de chacune d’elles. »
L'Éthique de la responsabilité et le cycle de vie du vêtement
L'archive privée porte en elle une certaine éthique de la responsabilité, un défi constant entre l'activation des pièces et leur protection. Contrairement à la mode actuelle, où la vitesse prime, les pièces d'archives exigent une forme de révérence. « Si une pièce doit être manipulée avec précaution, nous l’utilisons avec précision, en contrôlant l'essayage, minimisant les tensions, la traitant toujours avec respect. C’est absolument essentiel avec une archive : chaque pièce semble vivante et demande des soins parce qu’elle est irremplaçable. » Un respect qui se heurte toutefois à la réalité de la location et de l'usage : « C’est parfois la partie la plus difficile lors de la location, car tout le monde n’accorde pas la même attention ni les mêmes soins à ces vêtements. »
Pourtant la plus grande menace n'est pas la fragilité du tissu ou celui qui l'emprunte, mais le risque de rendre la pièce inaccessible. « Le principal défi éthique en conservation privée, c’est la responsabilité. Une archive privée offre de la liberté, mais cette liberté a des limites. On peut activer les pièces, mais il faut savoir quand s’arrêter. Le défi consiste à protéger le vêtement sans le rendre inaccessible ou purement décoratif. »
L'Archive comme pont directe entre deux époques
Dans un monde où la mode rapide règne en maître et où l'industrie présente plus ou moins 800 collections par an, éparpillées entre la haute couture et le prêt-à-porter, de Milan à Paris en passant par Londres et New York, les archives et leur conservation offrent un langage que la fast production a souvent oublié : celui de la lenteur, l'intention et l'artisanat physique. « Aujourd’hui, les collectionneurs privés sont là pour aider à relier le passé et le présent. Pas de manière nostalgique, mais de façon pratique. Les designers, stylistes et créatifs consultent les archives pour comprendre la construction, les proportions et les idées qui n’existent plus dans les cycles de production rapides » explique Alessandro.
Un collectionneur devient un point de référence, pas un gardien de porte. Une richesse qui permet de rendre justice à des voix étouffées, à des créateurs audacieux des années 80-90, qui ont expérimenté radicalement mais n'ont jamais atteint le récit dominant. « Les archives peuvent redonner voix à ces créateurs sans réécrire l’histoire, simplement en montrant les vêtements. » Même la digitisation 3D, si elle est l'avenir de la préservation, ne remplacera jamais l'expérience physique continue Alessandro : « Ce sera un outil majeur, mais cela ne remplacera pas les archives physiques. La mode est matérielle — poids, mouvement, imperfections. La 3D peut documenter ces éléments, pas les remplacer. Elle élargit le travail de l’archiviste plutôt que de le menacer. »
Le Mannequin Rouge : un symbole actif
Le nom The Red Mannequin est un clin d'œil esthétique devenu un manifeste symbolique. Le rouge, couleur favorite d'Alessandro, incarne la puissance, l'émotion et le départ audacieux. « Le nom de “red mannequin” est né d’un choix esthétique, mais il a aussi un sens symbolique : le rouge est une couleur importante pour moi, puisque c’est ma préférée qui représente aussi la puissance, l’émotion. C’est l’opposé de la neutralité, et les archives ne sont pas neutres. Ce sont des espaces actifs. » Le mannequin lui-même est la forme neutre, la page blanche sur laquelle tout peut être imaginé. Cette plateforme évolutive, qui prévoit des expositions biannuelles et des collaborations, est avant tout une invitation à l'expression. Comme l'affirme Ferrari : « Le véritable travail d’un styliste consiste à réinventer. À prendre quelque chose de familier et à le faire voir différemment. C’est exactement ce dont parle The Red Mannequin. »
























