
La crise du e-commerce de luxe est la crise de toute la mode Nous avons demandé aux initiés du secteur comment le sauver
Le mois de septembre dernier a marqué un tournant dans le monde du retail de luxe en ligne avec la faillite de SSENSE, l’un des marketplaces qui, il y a encore quelques années, promettait de révolutionner le monde du luxe et l’accessibilité de la mode. Ce ne fut pas le cas. Annoncé fin 2024 et culminant dans une demande de faillite l’année dernière, l’effondrement de SSENSE, qui a désormais entamé un processus de restructuration, n’est pas seulement une histoire isolée de dettes écrasantes et de droits de douane inattendus, mais un signal d’alarme pour l’ensemble du secteur, frappé un peu partout par une crise de la consommation discrétionnaire (certains diraient qu’il s’agit d’une réorganisation des schémas de dépenses qui pénalise la mode) durant laquelle tant les grandes marques que les principaux e-commerces de luxe ont vu leurs chiffres d’affaires s’effondrer et accumuler des dettes trimestre après trimestre. Pendant des années, les principaux acteurs du système mode ont favorisé une croissance rapide au détriment de la durabilité financière, dans un marché de plus en plus saturé de marques, toujours plus inondé de produits mais surtout de labels qui exigent un contrôle total sur leurs canaux de distribution.
@girlintofashion From the Cutting Room Floor 55K scandal to Ssense collapsing under tariffs— fashion is cracking at every level. Prices up, jobs down..#workinginfashion #fashionindusrty #cuttingroomfloor #ssence original sound - Claire
La semaine dernière, comme l’a expliqué BoF, SSENSE était encore en vente malgré le rejet d’une tentative de cession forcée. Le cofondateur et PDG Rami Atallah avait annoncé aux employés le 17 septembre que lui et ses frères, Firas et Bassel, participeraient comme acheteurs pour racheter l’entreprise, suivant les mêmes règles que les autres candidats potentiels. La décision sera toutefois prise par le tribunal. Après avoir obtenu une protection contre la faillite au Québec pour éviter la vente par les créanciers, l’entreprise a reçu un financement temporaire de 40 millions de dollars afin de chercher des fonds externes et régler ses dettes. Les difficultés financières proviennent des taxes de 25-35% imposées par l’administration Trump sur les importations canadiennes et de la fermeture d’une échappatoire fiscale. De plus, l’entreprise fait face à une demande en baisse et à la perte de produits de grandes marques. En 2024, Ssense avait généré 1,3 milliard de dollars de ventes, tombées à environ 900 millions ou 1 milliard en 2025 (avec une baisse de 28% au premier semestre), avec des passifs d’environ 371 millions de dollars. Atallah a également annoncé de nouveaux licenciements et un chômage technique temporaire pour certains employés, sans obligation immédiate de liquidation, avec possibilité de réintégration ou d’indemnité ultérieure.
«L’effondrement de SSENSE est un signal clair de la rapidité avec laquelle le marché de la mode peut changer en période d’incertitude», affirme Meital Shapira, Menswear Buyer chez Printemps. «Par le passé, l’e-commerce promettait commodité, gain de temps et prix plus compétitifs, souvent grâce aux exemptions de minimis qui rendaient les achats en ligne moins chers que ceux effectués localement. Aujourd’hui, en revanche, les consommateurs doivent affronter des délais de livraison plus longs, des coûts imprévus et des taxes plus élevées. Le rapport valeur/coût a changé, tout comme les attentes des clients. Mais même si les droits de douane et l’élimination des exemptions de minimis ont été désignés comme la cause de la chute de SSENSE, ils n’ont agi que comme catalyseurs d’une crise plus profonde». Et c’est justement sur la chaîne complexe de causes et conséquences marquant une perturbation de plus en plus aiguë du marché que nous avons voulu enquêter en interviewant des acheteurs et experts du secteur multimarque tant en Italie qu’en Europe.
Une limite dépassée
En partant du particulier, l’effondrement de SSENSE est enraciné dans une combinaison de facteurs internes et externes qui ont exposé les failles de son modèle économique. Le marketplace avait prospéré durant et après la pandémie, mais à la fin du revenge spending, de nombreuses difficultés ont émergé. Les droits de douane introduits par Trump, enfin, ont porté le coup de grâce. Outre ces derniers, nous a confié Alina Flamel, fondatrice de The Flamel, «je crois que l’une des principales causes de la faillite de SSENSE a été la hausse soudaine des prix par les grandes marques. […] Les prix, qui pouvaient augmenter progressivement sur une décennie, ont été relevés en quelques années, éloignant les consommateurs de façon plus drastique. Cela a été un facteur clé ayant conduit à la faillite de SSENSE et d’autres multimarques au cours des deux dernières années». Comme le souligne Flamel, ensuite, les consommateurs ont commencé à investir leurs économies vers des expériences comme voyages et restaurants, accélérant une tendance déjà en cours. «La mode aujourd’hui devrait être considérée comme partie intégrante de l’industrie du divertissement et non seulement comme un secteur de biens de consommation», conclut Flamel.
Mais les racines sont plus profondes. Selon l’acheteuse d’un célèbre multimarque qui a préféré rester anonyme, l’un des problèmes de SSENSE était «une stratégie de démarque permanente et de surachat» ainsi qu’«une sélection basée sur des produits non exclusifs et un assortiment trop large et redondant». En outre, «le manque de stratégie à long terme de la part du top management, l’excès d’achats, la surfacturation et le déficit d’innovation dans le marché du luxe» ont contribué à la crise, selon cette acheteuse qui conclut en espérant «que le top management des grands groupes prenne conscience du choix de partenaires avec lesquels collaborer de manière organique et durable. Pour les retailers, la chute de SSENSE est positive car ils ne seront plus contraints de pratiquer le price matching ; même s’ils ne devraient pas danser sur le cadavre de l’ennemi, mais apprendre de ses erreurs».
@kaileemckenzie_ the fashion industry needs a total overhaul #ssense #luisaviaroma #bankruptcy #fashionindustry #cuttingroomfloor #businessoffashion original sound - Kailee McKenzie
Pour Manuel Marelli, acheteur et directeur créatif, les causes de la faillite de SSENSE «sont multiples : un détachement croissant du client réel, une obsession toxique pour les chiffres, des marges inexistantes et une guerre des prix à la baisse qui a érodé toute valeur». Un macro-problème auquel s’ajoute «une recherche peu incisive et un modèle qui, aussi cool qu’il paraissait, était déjà dépassé. C’est le symptôme d’un système qui a privilégié la finance à la substance». Meital Saphira de Printemps, ensuite, ajoute que l’une des erreurs de SSENSE a été «d’estomper les frontières entre exclusivité et accessibilité en plaçant des marques de luxe à côté du streetwear pour la Gen Z, tout en pratiquant des remises constantes. Le résultat a été une surcharge d’informations inutiles qui a embrouillé les clients au lieu de les guider». Ce type de problèmes ne concerne pas seulement SSENSE mais l’ensemble du secteur. Rappelons Farfetch, cédée à Coupang en 2023 pour éviter la faillite, ou Matchesfashion en liquidation après son rachat par Frasers Group. Ynap, dépréciée de milliards, a été acquise par Mytheresa en 2024.
SSENSE, avec son focus sur le streetwear, a amplifié ces problèmes : prix gonflés post-Covid, logistique compliquée par les droits de douane, et un consommateur en quête de réductions. «Malheureusement, à ce jour le client, compte tenu aussi des prix en constante augmentation, est toujours à la recherche du prix soldé, il s’est donc créée une sorte de guerre des prix», note Alessio Aramini, Head of Buyer Man chez Luisaviaroma. Le résultat est sous nos yeux. Même Francesco Tombolini, senior brand advisor dont le parcours inclut des rôles de direction chez Giglio.com, Yoox-Net-a-Porter, Armani et Gucci, décrit un secteur qui a créé «une croissance horizontale ayant généré plus de confusion qu’un IKEA le week-end. Les coûts de gestion ont explosé, la trésorerie est partie en vrille». En élargissant la réflexion, ces causes révèlent des schémas généraux : l’e-commerce de luxe a connu une inversion après le Covid, avec des revenus en baisse et des dettes en hausse. Seules des exceptions comme Mytheresa, qui a acquis Ynap avec 555 millions de trésorerie et zéro dette (contre 5,3 milliards en 2018), ou Zalando avec la fusion d’About You pour 1,1 milliard, prospèrent. Mais pour SSENSE, revenant aux mots de Manuel Marelli, la faillite est «un signal clair : le système doit changer, et vite». Mais comment ?
L’impact de l’effondrement de SSENSE
Trump's tariffs causes SSENSE to file for bankruptcy protection. Devastating to small designers, as SSENSE is an important retailer for them. pic.twitter.com/m8AHA40177
— derek guy (@dieworkwear) August 28, 2025
Le cas SSENSE a le potentiel de créer un effet domino. «Les designers indépendants perdront la principale plateforme pour croître rapidement : SSENSE était souvent le premier à les découvrir et à les maintenir constamment en stock alors qu’aucun autre multimarque ne le faisait», explique Alina Flamel. Sans cette plateforme, la visibilité disparaît, et le marché se contracte. L’acheteuse milanaise anonyme est d’accord : «Les designers indépendants seront pénalisés tant sur le plan financier que sur celui de la visibilité». Pour les détaillants multimarques, l’impact est ambivalent. À court terme, ils gagnent des parts de marché «mais comme la crédibilité globale du secteur diminue, le gain sera de courte durée. Les consommateurs auront tendance à préférer les marques établies à celles émergentes, et cela influencera aussi leurs choix d’achat. À mon avis, la perte la plus grande dans ce cas est de nature “culturelle”», conclut Flamel.
Un point également souligné par Meital Shapira pour qui «les revendeurs multimarques sont fondamentaux pour le secteur, car ils permettent de découvrir de nouvelles marques et créent un univers soigné dans lequel les clients peuvent naviguer fluidement entre différents labels». Pour Manuel Marelli aussi, la crise de SSENSE «est la photographie d’une bulle désormais éclatée : chiffres gonflés et guerre des prix insoutenable. Pour le luxe, cela signifie que le client de masse a perdu intérêt et passion ; pour les designers indépendants, c’est un signal d’alarme à regarder au-delà des éclats d’illusions éphémères. Pour le retail, enfin, c’est le moment de repenser le modèle : plus léger, intelligent et proche des besoins réels du client final».
Nous avons besoin de personnes qui comprennent vraiment l’évolution de la société et de la géopolitique économique – ce seront les deux ingrédients de base du futur du retail. Quand on voit des dirigeants sexagénaires essayer de déchiffrer TikTok comme s’il s’agissait d’un code maya, on comprend que le problème n’est pas technologique, il est anthropologique». Alessio Aramini affirme quant à lui que «les marques de luxe cherchent aujourd’hui à restreindre le nombre de clients pour avoir un meilleur contrôle sur le marché, les prix et les remises ; les marketplaces peuvent accroître la visibilité, mais la marque doit préserver l’expérience et l’authenticité. Pour se distinguer, il faut du storytelling, des services sur mesure, une logistique de haute qualité et de la transparence».
Pour Alina Flamel, en revanche, «le défi du modèle multimarque en général est qu’il reste trop concentré exclusivement sur les “choses”. Les consommateurs veulent un univers de marques complet dans lequel s’immerger, pas seulement une étagère de produits. L’avenir de la vente au détail multimarque doit inclure des partenariats avec des restaurants, des structures d’accueil et des marques culturelles, en offrant des expériences qui étendent la mode au style de vie et au divertissement». Et Marelli renchérit en affirmant qu’il faudrait «des réalités plus spécifiques, à dimension plus humaine. Une sélection personnalisée est nécessaire, et non plus macro et indifférenciée. Il est fondamental de vraiment connaître sa base de clients : comprendre qui a le pouvoir d’achat réel et quel est le bon public pour son modèle. Ce n’est plus le moment de courir après le volume, mais de construire une valeur authentique et durable».
Du Boom au Déclin
@designercommunity_ The luxury market just had its worst year in a while, with sales dropping by 18-20% in 2024 The main reason? China’s property crisis and economic slowdown have hit high-end spending hard. Even industry giants like LVMH (Louis Vuitton, Dior) have reported major sales slumps, especially in China. This could mark a ‘new normal’ for the luxury sector. What do you think? Are luxury brands in trouble, or is this just a temporary dip? #lvmh #louisvuitton #dior original sound - DesignerCommunity
En passant à un cadre encore plus général, l’évolution du retail multimarque ces dernières années a été de véritables montagnes russes : du boom initial au milieu des années 2010, lorsque la mode est devenue démocratique et accessible en ligne, jusqu’à la crise pandémique, à la reprise explosive et, maintenant, à une contraction qui pourrait s’avérer fatale pour beaucoup. Au cours des dix ou quinze dernières années «les marques de luxe se sont transformées en véritables géants grâce aux multimarques, rendant accessibles tant les boutiques physiques que l’e-commerce de produits autrefois moins distribués et plus de niche», explique Alessio Aramini. Pourtant, «aujourd’hui, aussi bien les multimarques que les marketplaces affrontent un défi : l’homogénéisation qui découle d’une accélération uniforme des achats entre les marques de luxe, risquant d’ôter une partie de l’originalité et de la personnalité de l’expérience d’achat».
Tombolini dresse d’ailleurs un tableau plus chaotique : «Post-Covid, nous avons assisté à une croissance numérique si explosive qu’on aurait dit le Far West : tout le monde tirait, peu visaient. [...] Parler de "luxe" avec des assortiments de 200-300 marques, c’est comme dire que l’on gère un restaurant étoilé avec le menu d’une fête de village». Selon lui, seuls une trentaine de grandes marques («dont 25 appartiennent à LVMH et Kering», précise-t-il) géraient le triple canal composé de retail physique, e-commerce propre et multimarques externes ; d’autres marques de luxe ont perdu en pertinence ou en parts de marché, ou il y a eu des conflits entre marketplaces comme dans le cas de Cettire qui achète du stock auprès de tiers “gris” pour pratiquer des remises agressives, érodant prix et contrôle exclusif ; sans compter les coûts de gestion élevés et une trésorerie hors de contrôle. «Et maintenant, tout le monde regarde autour de soi en se demandant : "Mais qui a éteint la musique ?" ».

























