
Déshabiller l'homme, jeux de genre et d'identité
Charlie Porter explore le concept de masculinité à travers le spectre du travail de Jean Paul Gaultier
16 Juin 2025
La masculinité est une question. Qu’est-ce qui rend quelqu’un ou quelque chose masculin ? Pourquoi ? Que se passe-t-il lorsque ces suppositions sont bouleversées ? Qu’est-ce que cela nous fait ressentir ? À quelle distance du nerf pouvons-nous nous approcher ? Ces questions sont présentes dans l’œuvre de Jean Paul Gaultier depuis le début. Et par œuvre, je ne parle pas seulement de sa production de mode, de sa première collection en 1976. Je parle de son œuvre de vie : à l’âge de 5 ans, il transforme son ours en peluche Nana en son premier mannequin, en lui fixant un soutien-gorge conique sur la poitrine. Lorsqu’il parle de Nana, Gaultier utilise le pronom « il ». Le message est clair : dès ses premiers jours, le genre, pour Gaultier, est un terrain d’insubordination.

Matthew Lloyd/"Nana" Jean Paul Gaultier Installation via Getty Images
Cela fait près de soixante-dix ans que Gaultier a créé le soutien-gorge conique de Nana. Quarante ans qu’il a introduit la jupe pour homme, et trente ans depuis le lancement de Le Mâle, le parfum au flacon en forme de corps viril. Et pourtant, aujourd’hui, le mot « masculinité » est plus provocant que jamais, particulièrement à une époque où les droits LGBTQ+ sont attaqués par des gouvernements et des institutions du monde entier. On peut se tourner vers Gaultier pour trouver de la clarté, de l’inspiration et des pistes de réflexion. J’ai été en présence de Nana l’ours. Je l’ai vu exposé en novembre 2023 au MoMU, le musée de la mode d’Anvers. Ce fut saisissant de croiser un ours en peluche dans une exposition de mode. J’ai pris quatre photos de Nana avec mon téléphone : l’ours et le soutien-gorge, sa pilosité contrastant avec ce que l’on associe habituellement à un vêtement féminin. Nana affiche une expression particulière, comme s’il trouvait toute cette affaire hilarante. Enfant, la masculinité représentait un danger pour Gaultier. « Les autres enfants se moquaient souvent de moi », déclarait-il en 1990 dans le magazine Actuel. « Je n’incarnais pas la masculinité ultime, et c’était un vrai cauchemar d’aller en cours de gym ou de jouer au foot, je détestais ça. Quand le prof disait : “Gaultier, tu vas de ce côté-là”, les autres hurlaient d’indignation. Ils m’appelaient “la tapette”. Ça me blessait, ça me faisait mal. »
Gaultier s’est protégé en se repliant sur lui-même. « Je me suis enfermé dans mon propre monde », disait-il. « Je dessinais tout le temps. Je n’avais pas de contact avec les autres. » Dans ce monde tout à lui, Gaultier s’est auto-formé à la mode grâce aux magazines. Ses premières expériences de la masculinité furent périlleuses, mais le façonnèrent : son rejet du binaire a ouvert l’espace dans lequel il a pu poser les fondations de sa mode. L’année 1982 fut déterminante pour sa vision de la masculinité. Cette année-là sort Querelle, le film de Rainer Werner Fassbinder, dans les cinémas français le 8 septembre, trois mois après la mort du réalisateur. Regarder Querelle aujourd’hui, c’est comme pénétrer dans le cerveau de Gaultier, tant le film l’a marqué. Dès la première scène débarquent des marins musclés, virils, en sueur, serrés les uns contre les autres sur un décor de bateau clairement factice, baigné d’une lumière jaune de crépuscule perpétuel. Le film est une adaptation du roman de Jean Genet Querelle de Brest (1947), récit de beauté et de violence, où la queerness s’exprime par la dureté. Fassbinder transforme ses personnages masculins en icônes queer, portées par la beauté irréelle de Brad Davis. La masculinité y devient une esthétique, un langage visuel de force entremêlée de vulnérabilité irrépressible.

Sunset Boulevard / On the set of Querelle via Getty Images
Pour Gaultier, le film est la clé qui ouvre la porte de la masculinité. Querelle rend la masculinité jouable, l’installe comme un champ d’interrogation. Cette remise en question éclate dans sa collection femme présentée un mois après la sortie du film. Sa collection printemps-été 1983, intitulée Dada, marque un tournant décisif. Plusieurs pièces y sont ouvertement féminines comme des nuisettes, des corsets. On y retrouve la fameuse robe-corset, ainsi qu’une combinaison-corset, le corps lacé fusionné avec un pantalon ajusté et des lacets aux chevilles. Mais ce n’est pas seulement une collection de féminité. Gaultier joue avec la masculinité dans les vêtements pour femmes, surtout dans le tailoring. Il reprend le smoking classique et l’allonge en robe tailleur à boutons. La collection Dada est ensuite présentée en octobre 1982 pour une livraison au printemps suivant. Cette saison-là, la boutique new-yorkaise Dianne B. commande à l’artiste Cindy Sherman les images de campagne publicitaire. Ces campagnes artistiques étaient une signature du magasin, publiées dans Interview d’Andy Warhol. D’autres artistes y participèrent aussi, comme Robert Mapplethorpe, Peter Hujar ou David Wojnarowicz.

Guy Marieneau / Jean Paul Gaultier Spring 1983 Ready to Wear Runway Show via Getty Images
Cindy Sherman choisit alors plusieurs pièces de la nouvelle saison, les porte et se met en scène devant l’objectif. Dans une photo, elle porte la combinaison corset de Jean Paul Gaultier, face à l’appareil, faisant une moue moqueuse pour caricaturer les poses de mode. Sur une autre, elle enfile la robe smoking. Tête baissée, poings serrés, comme en colère contre la masculinité. Ces images comptent parmi les plus célèbres de Sherman – la force du questionnement de Gaultier sur les vêtements genrés dans Dada reste encore percutante aujourd’hui. C’est dans sa troisième collection homme, pour le printemps-été 1985, que Gaultier livre sa plus grande provocation contre la masculinité. Intitulée Et Dieu créa l’homme, la collection présente des pantalons avec des pans drapés, façon jupes. Gaultier dit s’être inspiré des tabliers des garçons de café parisiens. Les ondes de choc parcourent la planète. Dans un article du New York Times intitulé « Des jupes pour les hommes ? Oui et non », Gaultier déclare au journaliste John Duka : « Porter une jupe ne veut pas dire qu’on n’est pas masculin. La masculinité ne vient pas des vêtements. Elle vient de l’intérieur. Hommes et femmes peuvent porter les mêmes habits et rester eux-mêmes. C’est amusant. »

Guy Marieneau / Jean Paul Gaultier Spring 1983 Ready to Wear Runway Show via Getty Images
Certains commerçants sont moins enthousiastes. « C’est révoltant », dit Selma Weiser, propriétaire de la boutique Charivari. « Non, je déteste le mot “révoltant”. Les jupes pour hommes, c’est dégoûtant. » Les clients, eux, ne sont pas d’accord. Cette saison-là, Gaultier vend 3 000 jupes pour hommes. C’est extraordinaire, tout ce tumulte causé par un bout de tissu. Le mot clé ici est « amusement » : Gaultier aborde son travail avec légèreté. Son message est sérieux – il dit à une autre journaliste du New York Times, Patricia McColl, que « l’attitude envers les vêtements masculins doit être repensée ». Mais ses provocations sont pleines d’humour et de charme. En mode masculine, Gaultier encourage, autorise. Les jupes deviennent rapidement un élément emblématique de la signature masculine Gaultier, aux côtés des marinières et des tailleurs épaulés à taille marquée. En 1985, Gaultier est invité à l’Élysée pour rencontrer le président François Mitterrand. Il porte une marinière sous une veste croisée. À ses côtés, son partenaire de vie et d’affaires, Francis Menuge. Menuge porte une veste croisée à rayures et épaulettes, avec une jupe-pantalon de la collection PE85. Une image forte : les deux hommes, dans ce cadre officiel, habillés selon leurs propres codes, leur propre expression de la masculinité.

Vinnie Zuffante/Jean Paul Gaultier AMFAR Fashion Show - Corset Male Model via Getty Images
En 1990, Francis Menuge meurt du sida. La critique de mode Suzy Menkes écrit que « la boussole émotionnelle du créateur fut bouleversée par la mort de son compagnon Francis Menuge en 1990 ». Il est aujourd’hui difficile d’imaginer l’homophobie et la répression de l’époque, et à quel point la société, y compris l’industrie de la mode, laissait peu de place au deuil ou à la reconnaissance des victimes du sida. J’évoque ici la mort de Menuge, dans un essai sur la masculinité, pour parler de vulnérabilité. Les créations masculines de Gaultier, mêlant force et douceur, reconnaissent que la vulnérabilité est une composante essentielle de la masculinité. La mort de Menuge transforme l’approche de Gaultier au travail. En 1993, il devient co-présentateur de l’émission Eurotrash, qui tourne en dérision le sexe, la sexualité, la masculinité et le genre. Gaultier dira que participer à l’émission l’a aidé à faire son deuil, à penser à autre chose. La même année, il lance son premier parfum, Classique, en confrontant le genre à travers un flacon en forme de corps féminin idéalisé.
Son pendant, Le Mâle, sort deux ans plus tard. Il est extraordinaire, et radical, que cette vulnérabilité masculine soit à la base de l’un des parfums les plus vendus de ces trente dernières années. Le Mâle est créé pour Gaultier par Francis Kurkdjian, alors âgé de 25 ans. « Le Mâle reflète le côté sensible de l’homme », dit Kurkdjian, « une facette rarement exploitée en parfumerie. » Le flacon est viril : un corps musclé habillé de rayures marinières. Le jus qu’il renferme est sensuel. Depuis le début, les campagnes de Le Mâle reflètes purement Querelle, jouant sur la vulnérabilité masculine. Voilà l’humanité que Gaultier incarne dans son œuvre : compassion, sensibilité, remise en question. Voilà ce que Gaultier peut nous apprendre sur la masculinité, si nous acceptons d’apprendre.