La couture parisienne est-elle prête pour l'avenir ? Faisons le point sur le futur de la ville, entre crises et changements de direction créative

Couture. Un terme qui représente en français aussi bien le fait d’assembler des pièces de tissu quelconque à l’aide d’une aiguille et d’un fil que l’idée d’une mode luxueuse, exclusive, fastueuse. Deux idées qui constituent les extrémités d’un même spectre, celui de la mode, qui peut faire passer ses acteurs en un clin d'œil d’une forme de création modeste à l’apogée de la couture : la couture éminente, la grande, la haute couture. Réglementée, tantôt sérieuse, tantôt légère, opulente ou bien discrète, la couture est comme une femme à l’air grave assise à une terasse, une cigarette alumée et un verre de vin posé élégament dans le creu de la main : elle est profondément parisienne. Que le nom qui l’incarne soit  prononcé avec un accent anglais ou italien, la couture ne se décrit qu’en français, et sa mention suffit pour nous emmener automatiquement vers une seule et même réalité : celle de la capitale française. Cœur battant de la haute couture, terrain vague fertile de la mode, à la fois sauvage et bien taillé, Paris offre à ses créateurs la possibilité unique de briller sous toutes leurs formes, toutes leurs couleurs et sous toutes leurs coutures depuis le 19ème siècle. Fidèle, dévoué, solide sur ses bases. Mais tandis que la semaine de la Haute Couture FW26 de Paris s’approche, ce rameau de la mode retient son souffle et reste quelque peu en suspens. Cette année, la couture fera peau neuve, elle connaîtra une mutation qui ne concerna pas que la peau et sa surface, mais partira du cœur, avec Chanel, Dior, Jean Paul Gaultier, Balenciaga, et Maison Margiela qui, chacun à leur tour, accueilleront de nouveaux directeurs créatifs. Cependant, les débuts annoncés restent lointains, avec seulement Dior, Balenciaga et Margiela qui présenteront leur nouvelle couture en juillet prochain.

L’heure est grave, et les changements sont urgents pour Paris, qui se débat entre innovation et nostalgie. Le nouveau départ auquel se préparent les cinq piliers de la couture française s’avère plus que nécessaire, non seulement en matière de design et de propositions créatives, mais surtout en matière de business. La mode et tous les niveaux qui la composent font face à une crise. Entre le retrait des acheteurs chinois, l’implémentation des droits de douane aux États-Unis, incertitudes économiques générales et transformations géopolitiques et culturelles radicales, la mode et la couture ne sont plus la priorité du public. En témoignent les grands groupes du luxe et leurs chiffres - comme notamment LVMH qui traverse actuellement sa plus grande crise jamais rencontrée - passés du statut de géants de la mode intouchables et infaillibles aux sujets et acteurs d’une crise qui, au final, n'épargne personne. Pas même les grands noms de la couture comme Balenciaga, appartenant au portefeuille de Kering, qui depuis quatre ans rame dans les méandres de la crise et vend bien moins qu’auparavant. L’industrie de la mode est un monde incertain, et la branche de la haute couture n’est pas à l’abri. Si l’on aime la haute couture pour son exclusivité et son artisanat, on déteste également la haute couture justement pour son exclusivité et son artisanat. Les coûts sont élevés, les clients sont limités, l’engagement est restreint, les ventes sont moindres. Les Very Important Client, consommateurs qui dépensent plus de 50 000 euros par an en biens de luxe matériels ou expérientiels et représentent en moyenne 30 % des revenus des marques, sont essentiels à leur survie. La clientèle ultra-riche a doublé son importance pour les marques en une décennie, et le moindre retrait de leur part suffirait à faire s’écrouler le château de carte du luxe et de la couture. Le moment est donc arrivé pour la haute couture française de redoubler d’efforts afin de capter leur attention, trouver le bon équilibre entre stratégies d’accessibilité, respect de l’ADN des Maisons, des créateurs qui en prennent les rênes, mais aussi des règles tacites et explicites qui dictent sa réalisation. Mais comment faire ? 

Chanel

La pression est forte pour Chanel, qui malgré une résistance impressionnante à la crise du luxe, fait désormais face à une baisse fulgurante de ses ventes, la toute première en cinq ans. Si le Chanel de Virginie Viard ne plaisait pas, au moins, il se vendait. L’une des institutions les plus puissantes de la couture a déclaré en 2024 des revenus de 18,7 milliards de dollars, notant une baisse de 4,3% à taux de change constants, et son bénéfice opérationnel est passé de 6,4 milliards à 4,5 milliards de dollars, représentant une chute brutale de 30 %. Bien que Bruno Pavlovsky, président des activités mode de la Maison, se déclare confiant pour le futur, les chiffres parlent, et ne mentent pas. Il est donc grand temps que Matthieu Blazy fasse remonter à la surface le navire. Les attentes sont hautes, le défi est de taille, mais la capacité de Blazy a changer la donne a déjà été prouvée, avec une forte maîtrise du marketing, une vision moderne, une présence médiatique appréciée, et des créations mêlant créativité, savoir-faire et héritage. Sous l’égide de Blazy et peu avant son départ, Bottega Veneta était d’ailleurs la seule maison du portefeuille de Kering à grandir, lors du troisième semestre de 2024, atteignent 397 millions d’euros (+4% en données publiées et +5% en comparable).  La première collection de Blazy pour Chanel, prévue pour octobre prochain se rangera sagement, un collier de perles au cou, dans la catégorie du prêt-à-porter, mais elle en dira long sur ce que réserve le couturier Belge à la Haute Couture de la Maison au camélia, mais surtout à ses ventes. 

Dior

Les débuts de la couture pour Dior furent magistraux. Du New Look présenté par le fondateur de la Maison en 1947 des collections créées par son successeur Yves Saint Laurent, suivies bien sûr des créations spectaculaires de John Galliano à la fin des années 90, le patrimoine couture de Dior est phénoménal. Un patrimoine qui a encore beaucoup à offrir à ses clients, à condition que ceux-ci décident de lui donner la juste attention. Tandis que le flambeau de la direction créative de la Maison s’apprête à passer des mains de Maria Grazia Chiuri à celles de Jonathan Anderson, qui présentera sa première collection pour Dior avec l’homme ce jeudi, les attentes sont élevées. Bien que les chiffres restent relativement stables pour la Maison Dior, qui a atteint les 84,7 milliards d’euros de vente en 2024 malgré un contexte économique peu favorable pour le luxe, l’institution enchaîne les crises. Entre augmentation déraisonnable du prix de ses produits ,entraînant une baisse générale de la confiance et de l’affluence dans les magasins, et une très mauvaise publicité suite à des accusations d’exploitation de travailleurs sans papiers en Italie pour réduire ses coûts, l’année 2025 est partie du mauvais pied pour la Maison du New Look. Les attentes sont élevées pour le nouveau venu Jonathan Anderson, qui suivra à la fois la direction créative de Dior Men et celle du womenswear. De Loewe, qu’il a dirigé pendant pas moins de onze ans, le directeur a fait des exploits en matière de vente et de popularité, portant d’ailleurs le chiffre d'affaires de la Maison Espagnole à dépasser le 1,5 milliards d’euros, le multipliant par quatre en dix ans. Au cours de l'année 2024, Loewe est devenue la marque la plus recherchée par les consommateurs selon le rapport de Lyst, par sa narration féérique, fabuleuse, presque fantasque, qui nous rappellerait presque celle de Monsieur Dior et de ses muses les fleurs. Notre seule crainte reste que le programme de Jonathan Anderson est bien rempli, entre la couture, ses collections prêt-à-porter masculine et féminine, celles pour Uniqlo, et celles pour sa propre marque JW Anderson. Espérons donc que sa collection couture, que l’on découvrira en juillet prochain, ne sera pas bâclée, reléguée au second plan, voire au troisième. 

Balenciaga

Parfois, pour filer droit vers le futur, il est primordial de faire un léger retour dans le passé. Ce n’est qu’en retournant à ses racines que la Couture de Balenciaga fleurira de nouveau. Une chose que les équipes de la Maison espagnole ont très bien comprise, en nommant à la tête de sa direction créative Pier Paolo Piccioli, maître confirmé de la haute couture. Avec la nomination de Piccioli à la tête de la Maison, Balenciaga veut clairement changer de trajectoire. Elle veut toucher le public qu’elle touchait autrefois, abandonner l’underground pour retourner aux sommets de ce qu’on ne peut plus appeler la "haute société". Elle veut probablement redevenir la marque qui habillait les reines d’Espagne pour leur mariage et qui ne proposait un vêtement à la vente seulement une fois que le couturier se soit assuré une trentaine de fois qu’aucun petit fil, aussi petit et transparent soit-il ne dépasse. La couture de Pier Paolo Piccioli s’annonce déjà comme une  éloge à Monsieur Balenciaga et l’histoire de la Maison qu’il a si soigneusement construite. Une éloge qui on l’espère suffira à toucher le coeur des acheteurs afin de faire remonter les ventes de la Maison, actuellement en chute libre. Aussi bien Balenciaga que le groupe qui l'accueille sont dans le pétrin. Le groupe a enregistré des baisses dans toutes les régions, Balenciaga enregistrait au premier trimestre de 2025 une chute de 11 %, et même niveau proposition créative, la Maison n’est plus que l’ombre d’elle-même. Il est donc grand temps que Piccioli, ses couleurs, ses plumes et ses volumes ne redressent non seulement la popularité de la Maison, mais aussi son image toute entière. Si Demna a réussit à concilier couture et sous-cultures, haute couture et underground, Piccioli s’adresse principalement à un public différent : celui qui s’intéresse à la couture, mais surtout l’achète. 

Maison Margiela

Si les adieux anticipés de John Galliano, alchimiste de la couture chez Maison Margiela en décembre dernier furent douloureux, la pensée de l’arrivée de Glenn Martens à la tête de la direction créative de la Maison et ses débuts pour la couture en juillet prochain ne peuvent qu’attiser notre curiosité. Il est clair qu’il sera difficile de passer après Galliano, qui au-delà d’être un simple couturier, est un véritable artiste, qui manie le fil et l’aiguille avec une créativité et un sens du spectacle déconcertants. Inoubliable restera surtout sa collection d’adieu, le défilé Maison Artisanal by Margiela, présenté lors de la semaine de la couture à Paris en janvier 2024, reconnue par l’industrie comme l’une des meilleures collections de couture. La Maison a un effet enregistré en 2024 une croissance de de 4,6% à taux de change constants, dû entre autres au défilé viral. Martens s'attèle donc à une lourde tâche, au vu de la hauteur à laquelle Galliano à porter la barre, mais entre son style néo-futurisme, sa maîtrise du trompe-l’oeil, son utilisation de matières innovantes, et l’envie de déconstruire pour mieux construire, la force de la couture de Margiela ne résidera pas dans son passé, mais bien dans son futur. À l’inverse de Balenciaga, qui passe d’un designer underground à un créatif fortement lié à une conception de la mode plus antique, Margiela préfère saluer un pilier de la couture des années 90 pour accueillir un jeune créateur à l’approche innovante, qui n’a pas peur de l’expérimentation textile, de parler directement à la Gen-Z.  S’il est important que Martens emporte avec lui le passé et l’héritage de la Maison Margiela, sa force créative chez Margiela résidera justement dans regard vers le futur qu’il ne quitte pas des yeux depuis les prémices de sa carrière. 


Jean Paul Gaultier

Tout droit sorti d’une période fructueuse en matière d’impact médiatique et de récompense, entre sa victoire au Woolmark Prize et le succès de sa dernière collection pour sa marque éponyme présentée à Paris en mars dernier, Duran Lantink est entré dans un cercle vertueux. Une énergie positive qui devrait souffler un vent d’air frais sur la Maison Jean Paul Gaultier, qui à part avec la participation de ses guests designers qui ont suscité l’intérêt des initiés de la mode et des médias, est restée relativement discrète ces dernières années. L’arrivée de Lantink, qui conservera sans aucun doute l’esprit ironique politique de l’Enfant Terrible, est donc de bonne augure pour la Maison. Entre sa participation à L’Andam prize en 2023, sa victoire du prix Karl Lagerfeld au prix LVMH en 2024 et celle du Woolmark Prize en avril dernier, Lantink a su saisir les bonnes opportunités afin de se faire connaître. Son approche téméraire à la création, mais surtout son utilisation de matériaux upcyclés, son étude du corps et de ses formes sont des aspects qui en 2025 font la différence, et ne manqueront pas d’apporter à la Maison Gaultier une touche d'innovation non négligeable. Liberté, égalité, excentricité. Voilà comment se profile le futur de la couture derrière les portes de la Maison de l’Enfant Terrible. 

 

Paris et sa couture se trouvent donc à un carrefour, dans lequel prendre le mauvais tournant pourrait être fatal. Elle devra choisir avec intelligence et stratégie si elle préfère faire demi-tour et se réfugier dans les certitudes du passé, ou bien s’abandonner aux incertitudes de l’avenir. Pour l’instant, la capitale de la mode française n’a de choix que de miser sur des nouveaux visages, parier sur des jeunes designer, et donner leurs chances à ceux n’ont peut-être pas encore totalement fait leurs preuves en matière de couture, mais promettent déjà d’offrir à la scène créative parisienne un nouveau départ nécessaire. La couture parisienne est riche, maîtrisée, belle et attirante, mais il est nécessaire qu’elle comprenne qu’il est grand temps qu’elle noue à nouveau un dialogue avec son public, et surtout ses clients. Au lieu de rester dans une sphère superficielle et un tantinet autocentrée, la couture française doit recommencer à regarder autour d’elle afin de comprendre ce qui se passe et de l’utiliser à bon escient. Elle doit recommencer à narrer, décrire et raconter. Non seulement son passé, mais aussi son présent, et surtout son futur. Qui sait si la nouvelle vague de designers à la tête de sa création arriveront à lui tisser un avenir fructueux.

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