Qui est Charvet, l'institution qui a fait de Chanel un maître dans l'art de la chemise ? De Napoléon à la Fashion Week de Paris, la première chemiserie au monde traverse les siècles

Au début du 20ème siècle, Gabrielle Chanel introduisait les chemises sur les portants de la Maison portant son nom, et par conséquent dans les garde-robes des femmes alors encore coincées dans des corsets et des hauts étouffants. Un siècle et un quart plus tard, Chanel, nouvellement sous l’égide de Matthieu Blazy, a décidé de rééditer ces fameuses chemises libératrices en faisant appel à son compagnon de toujours : Charvet. La collection FW25 récemment présentée à Paris, la première et très attendue du nouveau directeur créatif de la Maison, a présenté en effet une multitude de chemises tantôt amples, tantôt cropped, tantôt en soie, tantôt à rayure, mais toujours réalisée avec un savoir-faire presque chirurgical. Mais quelle est donc l’histoire de Charvet, cette Maison de l’ombre à qui Chanel doit bien des pièces emblématiques ? 

En effet, bien que souvent cachée, il est important de braquer les projecteurs sur cette maison familiale, qui est en fait la plus ancienne fabrique de chemise non pas de France mais du monde entier, donnant d’ailleurs naissance au titre de “chemiserie”. Une activité à l’époque réservée aux drapiers qui ne disposaient pas de boutique mais se rendaient directement chez leurs clients. Tout part des dix doigts de Jean-Christophe Charvet, fils du garde-robe de Napoléon, qui décide d’ouvrir sa propre boutique de chemise en 1838. Très vite, grâce à ses coupes architecturales, son savoir-faire inégalable et ses tissus de qualité, l’institution séduit l’Europe toute entière, et regroupe des clients du calibre de Charles Baudelaire, Marcel Proust (qui en parle d’ailleurs dans son oeuvre “A la recherche du temps perdu”), Jean Cocteau, Charles de Gaulle ou encore François Mitterrand. En 1965, face à une potentielle vente à l'étranger qui aurait déplu au général de Gaulle (client de longue date), Denis Colban, le principal fournisseur de tissus de Charvet, rachète la société pour la conserver en France. Il introduit notamment des couleurs et des rayures dans les collections et développe le prêt-à-porter. A son décès en 1994, ce sont ses enfants Anne-Marie et Jean-Claude Colban, qui reprennent la boutique, et y sont encore à la tête aujourd’hui. 

Deux siècles et bien des innovations plus tard, après avoir fait le tour du monde et de l’Exposition Universelle en 1855 sur les Champs-Elysées, c’est sur les podiums et aveuglée par les flash de la Fashion Week de Paris que revient Charvet. Tout comme Chanel à ses débuts, qui a pris de l’ampleur grâce à la clientèle bourgeoise de Deauville fuyant la guerre, « Charvet a eu la chance de se développer à une période particulière, soutenu par une clientèle caractérisée par la richesse, le talent et le goût » expliquent les enfants Colban à Bof. « Charvet partageait autrefois les mêmes clients que Goyard ou Cartier dont les goûts étaient à la fois somptueux et modernes. Sa clientèle a toujours formé une élite culturelle, transcendant les frontières de l’argent et du pouvoir » continue le duo. 

Charvet ne vend pas que des chemises, elle vend une expérience, un service complet et inégalable : « Notre point de vue n’est pas celui d’un styliste ou d’un directeur artistique, mais celui d’une maison attachée à surprendre tout en maintenant la confiance. Nous n’avons aucun catalogue. Nous sommes des philatélistes, des collectionneurs. Nous achetons, nous renouvelons, nous répondons à des demandes venues de partout. Nous avons la chance d’avoir des clients talentueux et exigeants. Certains achètent des cravates qu’ils ne portent pas, d’autres commandent des chemises bleues, toujours les mêmes, par douzaines, d’autres encore aiment en offrir une à quelqu’un, à un ami, pour lui faire découvrir la maison. » Une clientèle d’élite certes, mais qui s’est considérablement  rajeunie au cours des dix dernières années, toujours selon les frères Colban, prouvant ainsi que même une Maison basée sur l’artisanat, le savoir-faire et des classiques de l’habillement élégant peut conquérir un public jeune et assoiffé de nouveautés. 

En ce qui concerne ce retour de flamme entre la marque et Chanel, Charvet raconte cela s’est fait dans le plus grand des naturels : « Matthieu Blazy connaissait la maison. Il nous a appelés, tout a commencé par une rencontre. L’idée même de cette collaboration est née — et demeure — celle d’une conversation nourrie par des sensibilités communes. Gabrielle Chanel elle-même portait des chemises et des pyjamas d’homme, semblables à ceux de son amant, Boy Capel. En 1929, Gabrielle Chanel, qui avait conçu les costumes d’Apollon Musagète, choisit de ceinturer les tuniques des muses avec des cravates Charvet. C’est ce premier geste masculin-féminin que Matthieu Blazy a réinterprété en faisant appel à la maison. » 

C’est en effet un hommage évident et assumé à sa pionnière et ses créations que Matthieu Blazy a voulu présenter chez Chanel, avec des chemises en coton, dans des tissages popeline, piqué ou Panama. « Nous sommes partis des étoffes que nous avons développées. Il y a eu près de vingt-quatre propositions au total pour parvenir à une couleur. La manière dont nous mélangeons trois nuances de fils, selon leur entrelacement, détermine une relation particulière à la lumière » précise Charvet. Aujourd’hui encore, l'institution parisienne reste le plus ancien établissement de la place Vendôme, la seule et unique boutique de cette entreprise familiale répartie sur six étages, et continue de s’imposer comme un véritable maître de la couture, que ni le temps, ni les changements, ni les tendances atténuera les fils solidement entrelacés. Une belle leçon que la nouvelle garde de la mode française se doit de garder en tête, qu’il s’agisse de grandes Maisons comme Chanel aux nouveaux arrivés sur le devant de la scène parisienne. 

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