
Lire les commandements de style de Rick Owens aujourd’hui S'ils datent de 2009, pourquoi devraient-ils encore nous intéresser?
L’année 2009 a été une année de grands bouleversements. Le monde est encore en crise économique post-2008, Barack Obama devient le premier Président afro-américain des États-Unis d’Amérique et Satoshi Nakamoto crée le Bitcoin. En ce 2009 riche en événements, le monde de la mode a reçu sa propre version très personnelle des Tables de la Loi, signée par l’un des personnages les plus avant-gardistes du secteur. À ce stade, vous devriez faire l’effort de mettre de côté l’iconographie religieuse classique : le Moïse de la mode a de longs cheveux noirs, une silhouette athlétique et a l’habitude de porter des talons vertigineux avec désinvolture. Son nom est Rick Owens.
C’est aux pages glacées de Details, le magazine mensuel de mode masculine publié par Condé Nast jusqu’en 2015, que furent confiés ses secrets de style qui, encore aujourd’hui, circulent inlassablement sur le web. Et il n’est pas étonnant qu’à seize ans de distance, ces règles soient redécouvertes, relues et revisitées à intervalles réguliers (souvent à l’occasion de son anniversaire).
Les dix commandements, selon Rick Owens
Rick Owens and Michele Lamy share a cigarette ahead of the Dior Spring 2026 Show pic.twitter.com/4KwlfmMk6X
— beyza misses chandler (@beyzanurapaydin) October 1, 2025
Les règles de style de Rick Owens, designer depuis toujours anticonformiste et provocateur, bien que datées et peut-être même non mises à jour, parlent d’une créativité dissolue et cohérente, apparemment détachée des logiques de chiffres d’affaires et de profits qui régissent le secteur de la mode, d’un véritable style de vie plus qu’une tendance passagère, d’un univers esthétique qui mélange arts visuels et mode :
I’m not good at subtlety. If you're not going to be discreet and quiet, then just go all the way and have the balls to shave off your eyebrows, bleach your hair, and put on some big bracelets.
Working out is modern couture. No outfit is going to make you look or feel as good as having a fit body. Buy less clothing and go to the gym instead.
I've lived in Paris for six years, and I'm sorry to say that the Ugly American syndrome still exists. Sometimes you just want to say «Stop destroying the landscape with your outfit.» Still, from a design standpoint, I'm tempted to redo the fanny pack. I look at it as a challenge-it's something to react against.
When a suit gets middle-of-the-road it kind of loses me--it has to be sharp and classicand almost forties.
Hair and shoes say it all. Everything in between is forgivable as long as you keep it simple. Trying to talk with your clothes is passive-aggressive.
There's something a little too chatterboxy about color. Right now I want black, for its sharpness and punctuation.
Jean-Michel Frank, the thirties interior and furniture designer, supposedly had 40 identical double-breasted gray flannel suits. He knew himself and is a wonderful example of restraint and extravagance.
I hate rings and bracelets on men. I'm not a fan of man bags, or girl bags either-or even sunglasses. I don't like fussy accessories. Isn't it more chic to be free? Every jacket I make has interior pockets big enough to store a book and a sandwich and a passport.
With layering, sometimes the more the better. When you layer a lot of black you're like a walking Louise Nevelson sculpture, and that's pretty attractive. Allowing yourself to be vulnerable is also one of the most attractive things you can do.
It's funny-whenever someone talks about rules, I just want to break them. I recoil from the whole idea of rules.
Ce sont des préceptes qui reflètent un monde complexe, oscillant entre liberté (Règle n°10 : «It’s funny-whenever someone talks about rules, I just want to break them. I recoil from the whole idea of rules»), soin de soi et importance de se sentir bien dans son corps (Règle n°2 : «Working out is modern couture. No outfit is going to make you look or feel as good as having a fit body. Buy less clothing and go to the gym instead»), prises de position et conscience (Règle n°1 : «I’m not good at subtlety. If you're not going to be discreet and quiet, then just go all the way and have the balls to shave off your eyebrows, bleach your hair, and put on some big bracelets»).
Preuve du fait que le terme « style » va bien au-delà des vêtements portés, le vade-mecum susmentionné laisse transparaître également la personnalité de Richard Saturnino Owens, le créateur américain qui observe avec ironie et regret la mode de son pays natal, prêt à en défier les tendances discutables (Règle n°3 : «I’ve lived in Paris for six years, and I'm sorry to say that the Ugly American syndrome still exists. Sometimes you just want to say «Stop destroying the landscape with your outfit.» Still, from a design standpoint, I'm tempted to redo the fanny pack. I look at it as a challenge-it's something to react against»).
Mais au-delà de l’effet de surprise (Règle n°4, qui aurait cru que le roi de la provocation aimait le tailoring classique des années 40 ?), pourquoi ces règles suscitent-elles autant de curiosité ?
La mode a perdu sa glorieuse réputation
Jamais comme ces deux dernières années, on n’avait assisté à des changements de postes aussi rapides et fréquents, une succession frénétique d’adieux et de nominations qui ont inévitablement déplacé l’attention sur le rôle des directeurs créatifs au sein des maisons de mode. Après les premiers enthousiasmes faciles qui accompagnent généralement les annonces éclatantes, la nature stratégique de ces mouvements est devenue claire pour tous. Les directeurs créatifs se succèdent, prenant la place les uns des autres, rendant presque impossible de croire aux coïncidences (il suffit de penser au trio composé de Pierpaolo Piccioli, Alessandro Michele et Demna Gvaslia, qui se sont relayés entre Valentino, Gucci et Balenciaga). De plus, en considérant la situation économique et réputationnelle dans laquelle se trouve le système de la mode, il n’est pas difficile de déduire l’importance de la résonance médiatique de ces nominations.
Le contexte actuel prévoit en effet : des ventes toujours en baisse (au premier semestre 2025, le chiffre d’affaires de l’industrie italienne de la mode a subi une baisse de 4,3 % par rapport à l’année précédente, conséquence de la tendance négative tant des secteurs principaux que des secteurs connexes, tels que la beauté, la bijouterie fantaisie, l’optique, la joaillerie), une hausse générale des prix qui justifie mal l’emploi de sociétés satellites pour exploiter une main-d’œuvre bon marché (citons, dans le collimateur de la Guardia di Finanza, Loro Piana, Giorgio Armani, Valentino) et, cerise sur le gâteau, des révoltes ouvrières. Pas vraiment un scénario tout rose. Cela dit, qui peut sauver la réputation de la mode, sinon ceux qui créent la beauté et inspirent le désir ? « Tous les héros ne portent pas de cape », et en effet les paladins de la mode portent des vêtements griffés.
Vitesse, profit et superficialité : le nouveau paradoxe du système
creative directors for the past years appointed at big fashion houses https://t.co/QnhwfXemfs
— Gabriela (@blondiejpg) January 19, 2025
Bien que les directeurs créatifs ne soient que la pointe d’un système d’ombres, des professionnels qui représentent la créativité et la vision stylistique d’une marque, leur figure a déjà pris les contours d’un martyr. Aujourd’hui, dans ce tourbillon de postes, il leur est demandé de posséder une pléthore irréaliste de compétences, parmi lesquelles être des génies créatifs, des experts en affaires et en marketing. Un peu à la Jonathan W. Anderson : Designer of the Year deux années de suite, roi Midas de la mode et générateur professionnel de viralité.
Le rôle fondamental joué par la viralité dans l’affirmation d’une marque sur le marché introduit un nouvel antagoniste redoutable : les réseaux sociaux. «Social media has turned fashion into the Hunger Games», a affirmé le designer belge Glenn Martens dans un épisode récent du Business of Fashion Podcast, «We are just consuming visuals and we don’t really have the time to go deep into the clothes, the storytelling, the construction, where it comes from. It just needs to be like a hit. It gets a bit more superficial». La superficialité avec laquelle est transmis et, souvent, reçu le travail des créateurs devient la conséquence naturelle d’un système qui ne sait plus vraiment valoriser ses propres talents.
La même frustration envers une rapidité négligente et dévalorisante ressort d’une récente interview de Miuccia Prada et Raf Simons, publiée par Interview Magazine en septembre dernier : «Everything has sped up and our attention spans are much shorter, which is something I disagree with. People don’t even listen. [...] If you have a collection which is more doable in terms of form—it wasn’t like a big shoulder and a narrow waist and strange lengths—you could think, «Ah, it looks so easy,» because you didn’t really pay attention to it», a affirmé Raf Simons.
C’est cela le nouveau paradigme du système de la mode : un seul individu a la tâche de redresser rapidement les fortunes d’une marque à coups de profits faramineux et de séduire la critique avec des coups d’éclat savamment offerts aux réseaux sociaux, sous peine de voir la relation de travail immédiatement rompue (un peu comme ce qui est arrivé à Sabato De Sarno chez Gucci). Un raisonnement un peu simpliste.
Les directeurs créatifs ne sont pas que des directeurs créatifs
Entre les mains des marques, les directeurs créatifs sont de véritables célébrités à s’arracher pour susciter d’abord le buzz, puis le désir. Choisir le plus médiatisé pour une future succession devient crucial pour générer de l’intérêt et, espérons-le, des recettes record. Aux yeux du public, cependant, malgré les tentatives de démocratisation de la mode, ils restent des figures mythologiques très lointaines. Dans ce contexte, les règles de Rick Owens sont comme le petit judas d’une serrure, à travers lequel entrevoir les diktats esthétiques et moraux de l’icône avant-gardiste, objet de culte et habitant d’un Olympe doré inaccessible au plus grand nombre. Comme si, un instant, à travers ces révélations intimes, il était possible de prendre part à son processus créatif et de découvrir avec quels yeux il observe le monde.
Le fait de trouver encore ces déclarations intéressantes seize ans plus tard prouve que le public ne s’intéresse pas vraiment à savoir dans quelle maison iront les directeurs créatifs, sauf pendant quelques minutes. Ce qui intéresse le public, c’est ce qu’ils apporteront, ce qu’ils raconteront encore d’eux. Et cette soif de connaître leur univers créatif, au-delà des superstructures des marques, est rassurante : peut-être que le pouvoir annihilateur des réseaux sociaux n’a pas encore eu raison. Peut-être que le contenu nous intéresse encore plus que le bruit.

























