"Le Diable s'habille en Prada 2" sera-t-il ruiné par les spoilers ? Quand on savoure trop l’attente, le moment réel risque d’arriver déjà à moitié consommé

Aujourd’hui, il en faut beaucoup pour transformer un film en blockbuster. S’il y a à peine une décennie quelques bandes-annonces bien placées et des affiches suffisaient, la sortie d’un film est désormais une liturgie complexe : la première s’est transformée en tournée mondiale avec des dizaines de tapis rouges, les rumeurs sur les screen tests et leurs pré-critiques circulent, les interviews du casting avant et après la sortie doivent inonder Internet et générer de nouveaux moments viraux, et ainsi de suite. Mais surtout, la nouvelle norme sont les avant-premières depuis le tournage, les spoilers qui révèlent sans contexte les secrets de fabrication d’un film et les jettent à une foule dont la pression finit parfois par pousser les producteurs à ajuster leur stratégie. Mais pour la très attendue suite de Le Diable s’habille en Prada, la barre du guerrilla marketing est encore plus haute : c’est Anne Hathaway qui a lancé les hostilités avec une vidéo où elle se prépare à se rendre sur le plateau en portant un pull bleu céruléen, référence aux premières scènes du film original ; ont suivi plusieurs publications montrant les looks de Hathaway, dont trois publiées par elle-même, puis de nouvelles photos de tournage incluant Stanley Tucci et évidemment Meryl Streep. La machine à hype en ligne est lancée : on débat déjà de la crédibilité des looks de Hathaway, des détails de l’intrigue inspirée du roman Revenge Wears Prada, du choix de la costumière du film, qui n’est plus la légendaire Patricia Field mais quelqu’un d’autre – selon l’informée Rachel Tashjian-Wise, il s’agirait de Molly Rogers et Danny Santiago, le duo derrière les costumes de And Just Like That. Pour mettre de l'huile sur le feu avec ironie, un mème a circulé sur Twitter où des photos de célébrités sans rapport avec le film (Adele, Zayn Malik, Justin Bieber, Selena Gomez, etc.) sont présentées comme des images du tournage – la hype a déjà viré à la parodie. Mais cette parodie touche justement au cœur du problème : est-ce que toutes ces avant-premières ne vont pas finir par gâcher le film ?

Au-delà du discours banal sur les spoilers un peu forcés, notamment concernant les tenues, qui gâchent l’effet de surprise à l’écran – car lorsque nous verrons enfin le film, l’impact des looks sera déjà dilué par le fait de les avoir déjà vus –, le vrai problème est que le teasing s’est immédiatement transformé en provocation et en ragebait. Il suffit, pour s’en convaincre, de voir la chasse au costumier qui a débuté en ligne, avec plusieurs commentaires s’en prenant déjà à Molly Rogers et Danny Santiago alors que leur rôle n’a même pas été confirmé. Mais si les détails sur qui sélectionne quels costumes pour quels personnages ne suffisent pas (le sujet se prête naturellement aux suppositions), le moment où le débat devient toxique est celui où les magazines et médias spécialisés comme Vogue ou Harper’s Bazaar publient déjà des articles intitulés “Toutes les tenues aperçues sur le tournage…” avec cinq des tenues déjà pleinement déconstruites et analysées pièce par pièce. Comme toujours sur Internet, on n’échappe pas aux plaintes : il y a ceux qui disent que tel personnage ne porterait jamais tel look, ceux qui se déclarent déjà déçus, ceux qui se plaignent de la coiffure de Meryl Streep. Il est clair que ce mécanisme est entretenu à la fois par la production elle-même via les réseaux sociaux d’Anne Hathaway, première promotrice du film, et par cet écosystème numérique de paparazzis digitaux et de médias institutionnels qui, dans la quête effrénée d’interactions et de chiffres sociaux, sacrifieraient même leurs proches pour quelques clics de plus. C’est la machine à hype qui, comme tant d’autres machines toujours allumées, finit par polluer l’ambiance.

@ideservecouture What is Andy wearing so far in The Devil Wears Prada 2? #devilwearsprada #annehathaway #fashion #andreasachs Vogue (Edit) - Madonna

Et le phénomène ne se limite pas à ce film : les photos du tournage de la nouvelle série de Ryan Murphy sur Carolyn Bessette-Kennedy, par exemple, ont été prises dans une tempête de harcèlement en ligne lorsqu’ont circulé des clichés de l’actrice principale entre deux prises, portant une tenue incomplète, ce qui a agacé les fans pour rien ; ou encore la série Harry Potter, déjà en production, qui a déclenché des commentaires horribles et venimeux à l’égard de tout le casting ; sans parler de la production infernale de Blanche-Neige de Disney où chaque photo du tournage provoquait un tel tollé que les studios ont dû retravailler certaines parties du film à trois reprises, entraînant des retards de sortie et un climat si toxique que le film a été un échec commercial, victime de review bombing par des haters professionnels. Ce mécanisme est particulièrement toxique dans la mesure où, par exemple, l’impact qu’avait la première entrée d’Anne Hathaway au bureau dans le film original, post-transformation, était justement une surprise – et si le public avait pu en débattre à l’avance, ce moment aurait été considérablement affaibli. D’autant que ce nouveau film, qui a créé chez toute une génération le mythe de travailler dans la mode, est certes attendu par le public et a sûrement la capacité de raconter le monde de la mode après la révolution numérique, mais il arrive déjà comme un hypotexte issu d’un pré-texte (à savoir le film original), et est donc privé d’une pleine autonomie culturelle, son impact dépendant de celui de son prédécesseur. En résumé, sémantiquement parlant, le film part avec un inévitable désavantage.

Le problème reste toujours le même : la soif d’anticipations et de débats du public, une certaine anxiété performative des productions, et une population médiatique qui nous pousse à expérimenter le film à l’avance, en le fragmentant en mille photos, rumeurs et fuites du plateau, est en train de voler la magie de nombreux films. Il n’aide pas non plus que le public projette ses propres attentes sur le film : dans le cas de Le Diable s’habille en Prada 2, on dirait que l’on s’attend à l’impossible, car le film sorti il y a vingt ans a eu un impact générationnel réel, rendant impossible de satisfaire tout le monde. Dommage, car lorsque le premier film est sorti, notre rapport au cinéma était celui de simples spectateurs : en 2006, nous avons regardé Le Diable s’habille en Prada de manière directe et sans médiation excessive. L’expérience de cette suite est déjà précédée et médiatée par une constellation d’éléments comme les bandes-annonces, spoilers, photos de tournage et débats en ligne qui constituent ce que la sémiotique appelle un paratexte étendu, créant déjà une sorte de « filtre médiatique » qui nous conditionnera au moment d’entrer dans la salle. Cette surabondance de sens préexistant génère une forme d’hyper-sémiose, c’est-à-dire une production de signification anticipée qui précède et en partie éclipse le film lui-même, transformant le visionnage en une vérification d’attentes préconstruites plutôt qu’en une rencontre authentique avec l’œuvre comme entité autonome. Et donc la question est : sommes-nous tous fébriles à l’idée de voir la suite d’un film culte ou cédons-nous simplement à la tentation masochiste de programmer notre propre déception ?

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