Le roman lauréat d'un prix littéraire a été écrit en utilisant ChatGPT

Alors qu'un siècle plus tôt, l’imaginaire collectif prédisait que le progrès et la technologie nous amèneraient à conduire des voitures volantes et cohabiter avec des humanoïdes, peu auraient anticipé que nous nous retrouverions finalement qu’avec un logiciel capable de répondre à toutes nos questions. Depuis son lancement au cours de l’année 2022, ChatGPT et l’intelligence artificielle ne cessent de diviser la critique, et ce dans toutes les sphères confondues. Chez les intellectuels, on observe deux camps. D’un côté, certains saluent son côté pratique et polyvalent car ils y voient aussi un outil utile pour la recherche, l'apprentissage, et même l'éducation. Ils pensent que sa capacité à générer du texte de manière créative peut être bénéfique dans des domaines artistiques ou littéraires. De l’autre côté, les sceptiques craignent des problèmes éthiques comme la diffusion de fausses informations et des réponses biaisées. Ils pensent aussi que son utilisation croissante pourrait mettre en danger l'expertise humaine, surtout dans des domaines complexes. Une aversion contre ce "robot conversationnel" se traduit par des interdictions d’utilisation dans certains établissements, des tribunes dénonciatrices mais aussi des poursuites judiciaires à son encontre. La dernière frasque en date qui a fait parler est celle de Rie Kudan, lauréate du prestigieux prix Akutagawa, qui a publiquement dévoilé avoir eu recours à l’intelligence artificielle pour rédiger le roman qui lui a valu cette distinction.

En dévoilant publiquement que près de 5% de son roman acclamé Tokyo-to Dojo-to a été directement façonné par l'intelligence artificielle ChatGPT, Kudan a jeté une lumière nouvelle sur les frontières entre créativité humaine et technologie dans le monde de la littérature. Soulevant des questions éthiques et artistiques sur l'utilisation de l'IA dans le processus de création littéraire et plus précisément dans quelle mesure une "machine" peut contribuer à la subjectivité artistique. Le roman de Rie Kudan, Tokyo-to Dojo-to, se déploie dans un futur proche, dépeignant un monde où l'intelligence artificielle est profondément intégrée à la vie quotidienne. Cette vision futuriste constitue un élément central de l'œuvre, offrant une toile de fond à des thèmes sociaux complexes explorés par l'autrice. Il paraît donc logique qu’elle ait employé cet outil dans son processus créatif. Cependant, c’est le fait que certains de ses dialogues sortent tout droit de ses échanges avec l’IA qui pose problème. Cette collaboration interactive a transcendé le simple outil d'écriture automatisé pour devenir un véritable partenaire de conversation pour l'autrice. Des exemples concrets sont perceptibles dans les échanges entre les personnages, où des pensées intimes confiées à l'intelligence artificielle se retrouvent, mot pour mot, dans le tissu narratif. Apparemment, cette immersion de l'IA dans le processus de création littéraire a ajouté une couche de profondeur aux dialogues, capturant des éléments authentiques et exploratoires de la pensée humaine, tout en soulignant la capacité de ChatGPT à agir comme un catalyseur d'expression créative.

L’exploration du futurisme par Kudan est ancrée dans les préoccupations contemporaines liées à l’intelligence artificielle. L’autrice contextualise sa vision en mettant en lumière les débats actuels sur son utilisation et ses implications éthiques. Par exemple, la société du roman pourrait refléter les dilemmes éthiques auxquels notre propre monde est confronté, tels que la surveillance accrue, la dépendance technologique, ou encore la place des individus dans une société de plus en plus automatisée. Si dans son pays d’origine ses révélations ont été plutôt bien accueillies, le paysage international a réagi de manière diverse et souvent polarisée, illustrant les débats actuels autour de l'intégration de l'intelligence artificielle dans le processus artistique. Au Japon, des partisans de cette approche voient en cette technologie une puissante ressource susceptible d'enrichir la créativité humaine. Nombreux ont été ceux qui ont exprimé leur soutien en mettant en avant la capacité de l’IA à ouvrir de nouvelles perspectives et à encourager les auteurs à reconsidérer leurs approches créatives. En envisageant cette technologie comme une extension des outils artistiques traditionnels, ces partisans considèrent son utilisation comme une évolution naturelle de l'art littéraire, s'ajustant aux avancées technologiques pour créer des expériences littéraires contemporaines et singulières. À l'échelle internationale, des critiques émanant de personnalités littéraires de renom se sont faites entendre.

L’ homologue français de Rie Kudan, Jean-Baptiste Andrea, lauréat du prix Goncourt en 2023, n’a pas hésité à exprimer son mécontentement. Pour lui, l'idée que 5% d'un livre puisse être écrit par une intelligence artificielle remet en question l'intégrité même de l'œuvre littéraire. Il affirme que, même si cette portion peut sembler minime, cela signifie que l'autrice n'est pas l'auteure de cette partie spécifique du livre. Ce qui équivaut à une tromperie sur la nature de la création, soulignant l'importance de l'authenticité et de la responsabilité de l'auteur dans la composition de chaque aspect de son œuvre. Si l'utilisation de l'intelligence artificielle dans la création littéraire soulève des interrogations essentielles sur son rôle futur, ses limites et son impact sur la créativité artistique ainsi que sur les droits d'auteur, Rie Kudan semble camper sur ses positions. Elle a explicitement déclaré sa volonté de persévérer dans l'intégration de l'intelligence artificielle dans ses projets littéraires à venir, en tirant habilement parti de la génération de texte, tout en préservant son originalité créative. Il semblerait que l’autrice soit bel et bien partie pour faire jazer les écrivains traditionnels les plus chevronnés, qui n'auraient jamais imaginé qu'un jour leurs rivaux seraient des algorithmes aussi bien affutés que des plumes aguerries.